Marcher, un nouvel art de vivre

En ce début de XXIe siècle, on se promène, 
on randonne, on trekke… Mais pourquoi un tel engouement pour la marche, dans le siècle 
de la vitesse ?

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Vitesse, rapidité, productivité, compétition… À l’heure des trains à grande vitesse, des communications instantanées sur le Net entre les points les plus éloignés de la planète, des scores et des hit-parades, il est une passion qui se développe, aux antipodes des valeurs de la modernité ambiante. Une passion qui, si elle a toujours existé, semble ne pas faiblir, et même se revigorer tandis que le monde s’accélère.

Que nous dit cet engouement pour la marche, les randonnées, les treks qui s’observe aujourd’hui dans les pays les plus avancés, et dans toutes les couches de la population ? Des rayons entiers, des librairies même, sont consacrés aux récits de marcheurs, qui racontent leur périple, suscitant à leur tour de nouvelles vocations.

Tel alpiniste entreprend de faire le tour de la France par les frontières (Lionel Daudet, Le Tour de France exactement, 2014) ; telle « aventurière » suisse raconte ses trois ans de marche extrême de la Sibérie au sud de l’Australie (Sarah Marquis, Sauvage par nature, 2014). En 2005, Alexandre et Sonia Poussin livraient deux volumes pour narrer leurs trois années d’un passionnant périple africain – 14 000 km le long du grand rift dans les pas des premiers hommes (Africa Trek) ; leur ami Sylvain Tesson, dont on ne compte plus les ouvrages sur le sujet, refait la marche des évadés du goulag, de la taïga iakoute à la colline ensoleillée de Darjeeling (L’Axe du loup, 2004)…

Ce sont aussi la philosophie et les sciences humaines qui se sont emparées de ce phénomène. Tout récemment, un généticien qui se fait sociologue (Axel Kahn) et un historien (Antoine de Baecque) ont rejoint cette vague très en vogue des écrivains voyageurs. Et comme on ne se refait pas, même lorsque l’on choisit de s’extraire du monde en s’immergeant de longues journées dans la nature avec ses pieds pour seul moyen de locomotion, on reste lorsque l’on marche, qui un historien, qui un observateur attentif des évolutions sociales. Chacun apporte une justification à son périple, avec son regard de spécialiste, et une pierre à l’édification de ce que l’on peut voir comme un monumental éloge de la marche…

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La société vue des sentiers

Dans la prestigieuse « Bibliothèque des histoires » de Gallimard, A. de Baecque nous livre sa passion pédestre avec ce qu’il appelle un « essai d’histoire marchée ». C’est lors d’un arrêt dans sa carrière (l’université ne lui a pas accordé de poste), qu’il décide de partir faire la grande traversée des Alpes sur le célèbre GR5, emprunté par tous les amateurs de montagne : 650 km du lac Léman aux confins de Nice, à travers les différents massifs, du Mont-Blanc au Mercantour. Le prétexte pour lui de retracer l’histoire de la création des sentiers de grande randonnée, de leurs passionnés fondateurs, de ces associations comme le Touring club de France, les scouts ou les fondateurs des auberges de jeunesse qui initièrent, dès le début du XXe siècle, et plus encore avec l’apparition des congés payés, la randonnée comme un loisir populaire. Le grand géographe Élysée Reclus voyait dans l’histoire de la montagne, tout comme dans celle de la planète, un mouvement de destruction et de recréation incessant. Les sentiers que foule A. de Baecque ne sont pas seulement ceux des « néotouristes » contemporains : ils empruntent les routes des pèlerins du Moyen Âge, des soldats des armées de l’Ancien Régime, de Napoléon et des éléphants d’Hannibal. Celles commerciales des colporteurs et des contrebandiers, ou les drailles agricoles tracées par les troupeaux des bergers durant les transhumances… Chaque étape du parcours de ce marcheur-historien est ainsi l’occasion d’une plongée dans l’histoire. Une histoire environnementale aussi, puisque le trajet reflète les divers aménagements du territoire, les initiatives de protection de la nature dans les parcs nationaux tout aussi bien que les dégradations produites par des aménagements touristiques souvent agressifs. Un constat parfois « accablant » selon les mots de l’auteur que font aussi nombre de ­marcheurs, lorsqu’ils doivent traverser les interminables espaces périurbains bitumés et bétonnés, surgis dans le paysage de ces dernières décennies.

Lui aussi grand marcheur, A. Kahn confie avoir toujours éprouvé le besoin de ces « parenthèses enchantées » que sont les randonnées pédestres, durant sa trépidante vie professionnelle et publique. Ce généticien, qui a présidé l’université Paris‑V, auteur prolifique à travers ses livres et ses conférences, décide, à l’aube de sa retraite, de traverser la France des Ardennes au Pays basque. Dans les années 1970, Chemin faisant, le livre d’un talentueux écrivain-marcheur avait marqué les esprits. Jacques Lacarrière, qui avait déjà parcouru l’Hexagone selon cette même diagonale nord-est/sud-ouest, y décrivait de sa plume joviale une société rurale repliée sur elle-même et quelque peu méfiante vis-à-vis des intrus de passage, tel le vagabond qu’il représentait. Les campagnes des années 1970 étaient restées encore très en retrait des évolutions économiques et sociales qui commençaient à se faire jour dans les milieux plus urbains de l’après-68. C’est une tout autre France que rencontre A. Khan quarante ans plus tard. Le long de son périple, il a multiplié les rencontres et les débats, prêtant une oreille attentive à une France qui se vit comme laissée pour compte. Les ravages de la désindustrialisation et des crises endémiques depuis plusieurs décennies lui donnent le sentiment d’un pays profondément blessé, « en sécession » : dans le quart nord-est, où ont disparu métallurgie, clouteries, fonderies tout comme les petites unités textiles, il note que « ces gens sont en majorité convaincus que le pire est certain, qu’un monde auquel ils sont attachés ou croient l’avoir été s’est effondré ou s’effondrera ».