◊ Être et Temps, Martin Heidegger, 1927.
◊ Vérité et Méthode, Hans-Georg Gadamer, 1960.
Martin Heidegger (1889-1976)
Élève d’Edmund Husserl qui le considérait comme son fils spirituel, Martin Heidegger s’est empressé de se démarquer de son maître. Avec Être et Temps, il fait une entrée fracassante dans la philosophie et s’affirme comme un auteur majeur. De sa vie, on retient surtout son engagement nazi, sa relation avec son étudiante Hannah Arendt et sa vie de semi-ermite dans la cabane où il aimait se retirer.
Hans-Georg Gadamer (1900-2002)
Hans-Georg Gadamer aura attendu l’âge de 60 ans pour publier son premier grand livre, Vérité et Méthode (1960). L’ombre de Martin Heidegger, dont il fut l’élève et le disciple, l’explique sans doute : « L’écriture représenta pour moi et pendant longtemps un véritable tourment. J’avais toujours la damnée sensation que Heidegger regardait par-dessus mon épaule. » (La Philosophie herméneutique, 1996). Malgré une reconnaissance tardive, une longue carrière va s’offrir à lui : le philosophe ne s’éteindra qu’à 102 ans.
Être et Temps,1927 Martin Heidegger
Être et Temps est l’un des ouvrages fondateurs de la philosophie du XXe siècle. Étonnant succès pour un livre inachevé, difficile, terriblement abstrait, souvent obscur, qui ne propose aucune solution à l’existence, aucune explication finale du monde, aucun message de survie… L’attrait, voire la fascination, qu’a exercé cet essai tient sans doute à ceci : derrière un discours ontologique sur l’être s’y trouve une profonde méditation sur le rapport de l’homme au temps. Derrière les néologismes barbares (« Dasein » ou « l’être-là », le « Sein-in-der-Welt » ou « être-dans-le-monde », etc.), c’est de la condition humaine, de sa finitude, du sentiment d’inachèvement, de l’angoisse face à la mort dont nous parle Martin Heidegger. C’est pourquoi ce livre, au-delà du projet strictement ontologique de l’auteur, a eu cette résonance existentielle et psychologique.
L’angoisse de la liberté
« Le sens de l’être de cet étant, que nous nommons Dasein, va se révéler être la temporalité », écrit Heidegger. Traduction : l’existence humaine – ou le Dasein – est marquée par la temporalité. Le temps n’est pas dans l’âme de l’homme ou dans le monde : c’est l’homme qui est dans le temps. Heidegger renverse la perspective classique ; il récuse les clivages sujet/objet, homme/monde. La condition humaine du Dasein est d’être « plongé dans le monde » (« Sein-in-der- Welt »). Projeté dans le monde et dans le temps, l’être humain est d’abord un être ouvert et inachevé. Le sens de sa vie n’est pas fixé par avance. D’où une préoccupation (Besorgen), une inquiétude fondamentale, constitutive de son être. L’inachèvement, qui est notre part de la liberté, provoque aussi une profonde inquiétude. La situation du Dasein lui impose de prendre en charge son existence, de « s’engager » dans la vie. L’inquiétude, ou le « souci » comme le nomme Heidegger, est engendrée par la temporalité de l’homme. La première dimension de la temporalité, c’est l’avenir. Cet avenir n’est pas envisagé comme la simple anticipation d’événements futurs. Il faut le voir comme une « projection » de l’homme hors de soi, vers un au-delà ouvert et qu’il doit construire.
Le présent lui-même n’est pas simplement le fait de vivre l’instant, c’est le fait de se situer dans le monde et d’éprouver ses potentialités, ses capacités d’agir, de mettre en œuvre son « ouverture au monde ». La temporalité, succession du passé, du présent et de l’avenir, n’est donc pas, pour Heidegger, la succession de moments, d’instants qui défilent hors de nous. Le temps est pour l’homme un champ de possibles, le déploiement de sa condition. Il y a là une vision créative du temps. Le temps est une ouverture au monde.
Regarder la mort en face
Mais la temporalité de l’homme, c’est aussi sa tragédie : la mort est son destin. Comment vivre lorsque l’on se sait mortel et biodégradable ? Redoutable problème existentiel… Pour Heidegger, la plupart des hommes se cachent à eux-mêmes cette vérité. Ils ont inventé tout un système de défenses contre cette évidence. L’idée de l’au-delà a le grand avantage de proposer une option d’immortalité : c’est un peu notre joker métaphysique… Se laisser absorber par la quotidienneté de l’existence est une autre façon de détourner les yeux face à l’échéance suprême. Mais l’homme « authentique », selon Heidegger, est celui qui ose regarder sa propre mort en face, qui ose même l’anticiper. C’est à ce prix qu’il perd sa tranquillité d’esprit mais qu’il connaît le vrai prix de la vie et peut la vivre pleinement.
Vérité et Méthode, 1960 Hans-Georg Gadamer
La pensée de Hans-Georg Gadamer tourne autour du mot « herméneutique », qui a pour objet la compréhension. Traditionnellement, elle désigne l’art de l’interprétation des textes, en général religieux, juridiques, poétiques ou philosophiques. Gadamer refuse cette conception qui réduit l’herméneutique à une maîtrise technique. Comprendre est un événement et non un processus instrumental ou une méthode.
L’idée centrale de Vérité et Méthode est que la méthode scientifique se présente à tort comme la démarche unilatérale pour atteindre la vérité. Contre le scientisme, Gadamer veut montrer qu’il existe une autre façon de connaître, de « comprendre » l’être humain, qui se donne dans les sciences de l’esprit (c’est-à-dire les sciences humaines), dans l’art et même dans l’histoire.
Gadamer va partir de l’art et non des sciences de l’esprit (comme l’avait fait Wilhelm Dilthey) pour saisir ce qui se joue dans la compréhension. Depuis Emmanuel Kant, l’art est perçu comme une sphère autonome, hors de la connaissance. Contre cette conception, Gadamer va tenter de montrer qu’il y a une « expérience de vérité » dans l’art en ce que celui-ci dévoile la réalité et nous permet de la redécouvrir avec des yeux neufs. L’art a donc une dimension cognitive. Pour lui, la compréhension du sens de l’œuvre d’art constitue un véritable événement, une rencontre où l’homme n’est pas simplement un spectateur mais à laquelle il participe.
C’est cette conception de la compréhension que Gadamer va étendre aux sciences de l’esprit. La compréhension n’est pas la maîtrise d’une technique de l’esprit, mais, une « rencontre ». On ne part pas de nulle part pour comprendre autrui. Toute interprétation s’inscrit dans une histoire et est façonnée par elle : pour comprendre, nous nous appuyons en effet sur une tradition et sur des « préjugés » (au sens propre du terme) que Gadamer se fait fort de réhabiliter. La compréhension constitue donc un événement : chaque acte interprétatif est une rencontre entre ce qui vient de moi et ce qui provient du « passé ». Il y a en ce sens un véritable « travail de l’histoire » : chaque événement ou chaque œuvre s’enrichit des nouvelles interprétations qui lui sont données. Et c’est dans l’élément du langage, auquel l’herméneutique de Gadamer accorde une importance fondamentale, que se constitue ce dialogue interprétatif.