Méditations pascaliennes

Pierre Bourdieu, Seuil, 1997 Pierre Bourdieu, Seuil, 1997, 320 p., 140 F.
L'autonomisation du travail intellectuel nous conduit à croire à l'indépendance des idées et des oeuvres, à leur total détachement vis-à-vis de leurs conditions de production. Or les idées apparemment les plus abstraites, les plus universelles ou désincarnées - celles issues de la réflexion philosophique, du travail scientifique, de la création artistique - sont profondément tributaires de leurs conditions de production. Telle est la thèse principale défendue dans ces Méditations pascaliennes.

On peut illustrer l'idée centrale du sociologue avec la métaphore de l'improvisation musicale. Le musicien qui s'installe à son piano pour improviser semble n'agir que sous le coup de l'inspiration pure. Sa musique semble sortie tout droit de son imagination. En fait, chacun sait que l'improvisation la plus débridée est fortement tributaire d'un long apprentissage durant lequel le musicien a acquis les règles de l'harmonie, intégré des influences diverses, assimilé des techniques d'interprétation, appris certaines ficelles du métier... L'intégration et l'assimilation de ce long habitus musical est même la condition de l'invention et de l'autonomie créatrice du pianiste. Une fois la maîtrise du jeu acquise, tout l'art de l'improvisation consistera à faire oublier le labeur passé, pour donner l'apparence de la spontanéité et du naturel. Ce qui vaut pour la musique, vaut aussi pour la pensée, la philosophie, les sciences, etc.

C'est autour du lien entre la formation des idées et leurs conditions de production que sont construites ces Méditations pascaliennes, qui sont en fait... des méditations « bourdieusiennes ». Le livre n'est pas un commentaire de Pascal, mais il présente une mise au point sur des concepts centraux de l'oeuvre de Pierre Bourdieu : habitus, sens pratique, rite d'institution, capital symbolique. Ce livre met au jour les soubassements de sa pensée et de l'idée qu'il a engagée dans ses choix scientifiques. C'est là tout son intérêt.

L'ouvrage débute par une « critique de la raison scolastique ». C'est une dérive de la pensée académique qui consiste à s'illusionner sur l'autonomie du sujet et de ses idées. « L'illusion scolastique » consiste à croire qu'il peut exister un art pour l'art, une philosophie comme pur travail du concept, un travail scientifique désincarné. En fait, les idées ont une histoire, un passé, un inconscient, un lourd héritage, elles s'inscrivent dans des stratégies liées à une trajectoire, à un jeu de position au sein d'un univers social donné. Est-ce à dire que, pour le sociologue, il n'existe pas d'autonomie et que chaque pensée est définitivement engoncée dans ses conditions de production? Oui et non. Oui, car les idées comme les productions artistiques ont une histoire, un inconscient social, un héritage que la raison scolastique a tendance à oublier. Mais, à partir d'un point de vue singulier, l'artiste comme le penseur peut conquérir une certaine autonomie de création et une certaine universalité. Cette autonomie tient à plusieurs conditions : d'abord à l'autonomie du champ (scientifique, artistique...) lui-même vis-à-vis des autres sphères sociales ; ensuite à des conditions sociales précises qui favorisent ou non telle ou telle forme de création - ainsi, la compétition entre laboratoires est une des conditions du progrès scientifique tout comme l'usage de la confrontation critique contraint à la rigueur de ses énoncés - ; enfin, par un long et patient travail d'analyse d'autoélucidation des présupposés propres à une science, une théorie peut permettre aussi aux penseurs de dévoiler leurs propres préjugés. En fait, pour atteindre l'universalité des idées il est donc nécessaire de « rechercher l'universalité des stratégies d'universalisation ».