Nés pour apprendre Entretien avec Arlette Streri

À peine sorti du ventre maternel, le nouveau-né est confronté à un monde totalement inconnu. Se sent-il désarçonné, traumatisé ? Apparemment non : il cherche aussitôt à donner cohérence et stabilité à sa vie nouvelle.

À la fin du 20e siècle encore, certains, y compris des médecins, considéraient le bébé comme un tube digestif, une petite créature tellement immature qu’on pouvait l’opérer sans anesthésie. Nous n’en sommes plus là : nous savons que le bébé apprend dès la naissance, structure les perceptions de son environnement, et que le contact d’autres humains lui est aussi vital que la nourriture.

À la naissance, le bébé passe d’un univers à un autre, radicalement différent, c’est-à-dire de l’environnement intra-utérin à notre monde à nous, beaucoup plus complexe et vaste. Pour autant, peut-on parler de « traumatisme de la naissance » ?

C’est peut-être un bien grand mot. Le nouveau-né change en effet très rapidement d’univers, ce qui explique peut-être qu’il soit souvent très réveillé le premier jour, et même le deuxième. Il doit désormais accomplir des efforts pour se nourrir, localiser les sons dans l’espace, etc. Surtout, notre monde est compliqué, multimodal : un objet est à voir, à toucher, à écouter, à sentir, tout cela en même temps. C’est là où le cerveau entre en action : il est préparé pour notre monde, mais va connaître des contraintes très fortes, par exemple de nature attentionnelle puisqu’un nouveau-né est incapable de tenir compte de toutes les informations simultanément. Alors il fait des choix, va assembler les informations qui lui semblent cohérentes ou stables, et négliger le reste. C’est seulement au fil des mois qu’il va tenir compte de davantage d’informations.

Quels sens sont les mieux calibrés, les mieux paramétrés à la naissance pour explorer l’environnement extérieur ?

Contrairement à ce qu’on peut imaginer, ce n’est pas le toucher (même si les caresses sont très importantes), mais l’audition. In utero déjà, le système auditif est bien calibré pour entendre des choses de l’environnement externe. C’est important pour le bébé parce qu’il va devoir accomplir, dès la naissance, un énorme travail de décodage d’informations compliquées pour développer une capacité spécifique à l’être humain : parler. Le langage exerce une force étonnante, exceptionnelle, pour le nouveau-né, et je le dis d’autant plus que je suis plutôt une spécialiste du toucher. C’est pour ça qu’il faut s’adresser à son enfant dès le début de la vie. Ainsi, le bébé va toute suite reconnaître sa mère… à condition qu’elle lui parle en le regardant, et pas la télévision ! Avec son système très fin d’analyse du langage, le nouveau-né va devoir séquencer ce flux de parole continu. Spontanément, l’adulte parle d’ailleurs très calmement à un nourrisson, avec des pauses, pour l’aider inconsciemment à comprendre. De plus, l’audition augmente l’attention visuelle du bébé, car, si elle n’est pas si mauvaise que ça, la vision n’est pas encore très mature : les événements auditivo-visuels sont plus prégnants que les événements visuels seuls.

On peut donc dire que l’humain apprend le langage dès la naissance, voire avant puisqu’il reconnaît déjà sa langue maternelle in utero ?