« J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont des problèmes “purement spirituels”. » À lire cette déclaration de Nietzsche, on devine à quel point sa pensée s’oppose à la compréhension usuelle de la philosophie, qui en fait une entreprise purement intellectuelle, visant la saisie désincarnée de la vérité et du savoir. On ne s’étonne plus, de ce fait, de voir ce penseur accorder dans son œuvre une place aussi centrale aux questions les plus directement engagées dans la vie concrète : celle du régime alimentaire par exemple, ou celle de l’attention portée aux lieux de séjour, et à l’influence exercée par les conditions climatiques qui leur sont propres, celle du choix des loisirs, ou encore des fréquentations, longuement analysées, en particulier dans ce qui devait être le dernier ouvrage du philosophe, Ecce homo. Une philosophie authentique ne saurait se désintéresser des conditions sensibles de l’existence.
Mais cette déclaration implique en fait une rupture bien plus profonde encore. Car les conditions de vie ne sont pas seulement un objet d’enquête légitime sur lequel doit se pencher la méditation du philosophe : elles sont pour Nietzsche la racine même de la réflexion philosophique. Ce n’est donc pas par anticonformisme que ses textes revendiquent un mode d’existence singulier : il s’agit de faire comprendre que c’est la philosophie elle-même qui est intrinsèquement – mais sans en prendre conscience – une manière de vivre. Qu’elle est une affaire fondamentalement pratique, dont la réflexion intellectuelle n’est qu’une retombée particulière. Et en cela, l’analyse de Nietzsche se révèle paradoxalement plus proche de certaines pensées antiques que de la pratique philosophique moderne.