«On ne sait plus parler français dans les banlieues ! Et ce langage des jeunes se répand dans les médias, dans la publicité... Pire, on entend des pères, très respectables, parler rebeu à leur fille pour faire plus "branché"... Le français est menacé par une langue appauvrie, qui ne comporterait que "80 locutions et 100 mots utiles"... 1 »
Ces formules, que l'on rencontre régulièrement à propos du langage des jeunes, dit aussi « langue des cités » ou « des banlieues », « parler des jeunes » ou encore « néo-français », sont presque devenues des stéréotypes. Il est vrai que ce langage connaît une diffusion spectaculaire ; il est d'ailleurs utilisé chez les jeunes de toute origine sociale, et le succès de la musique rap n'est pas sans participer de sa popularité. Un tel phénomène ne pouvait pas manquer d'interpeler les linguistes : le « parler jeune » n'est-il qu'un argot de notre fin de siècle, comparable à celui des classes populaires d'antan, ou bien une nouvelle langue est-elle en train de naître, en rupture avec le français standard ? En y regardant de plus près, on s'aperçoit que la réponse n'est pas si simple.
Les langues ont toujours eu leurs pratiques argotiques, formes de contournement de la langue académique. Les goulags soviétiques, à l'instar de tout univers carcéral, avaient leurs argots, de même que les dissidents tchèques du Printemps de Prague, qui voulaient échapper aux oreilles ennemies de la police politique. En France, au xve siècle, François Villon a rédigé ses célèbres Ballades dans l'argot de la Coquille, confrérie de malfrats qui détroussaient le pèlerin (ils livrèrent une partie de leur vocabulaire sous la torture). A Paris, à la fin du xixe siècle et jusqu'à ce que les quartiers populaires soient rejetés aux périphéries, les parlers populaires de la Mouffe (rue Mouffetard), de la Butte (Montmartre) ou des Fortifs (aujourd'hui devenues les boulevards périphériques) ont eu aussi leurs parlers argotiques.