Nous sommes tous des rhétoriciens

Dès qu’un problème surgit dans la communication, les individus vont s’attacher à affirmer leur position ou à rapprocherla distances qui les sépare. Dans ce sens, la rhétorique ne se limite pas aux plaidoiries d’avocats ou aux discours politiques.

Pendant longtemps, la rhétorique a eu mauvaise presse. Assimilée à de la propagande, à de la manipulation, à de la publicité et à bien d’autres formes de séduction, souvent trompeuse, elle ne jouissait que de peu de considération. Il a fallu que les idéologies soient discréditées, que la société se libéralise et s’ouvre à la pluralité des opinions, pour que l’on accepte comme normal et sain qu’il y ait des débats contradictoires. Une société de communication, où chacun s’efforce de convaincre l’autre, sinon de le séduire, ne peut être que dominée par une rhétorique soucieuse de créer l’accord et le consensus. Même en sciences humaines, le modèle dominant a changé. Ce n’est plus la linguistique, mais la rhétorique et l’argumentation qui désormais les caractérisent. Les sciences humaines proposent des arguments, des raisons et des motivations, rarement des preuves. Les arguments peuvent en retour être remis en question. Comme on ne peut jamais démontrer que l’on a raison, il faut convaincre et avancer des arguments, plaider en leur faveur. C’est donc avec modestie qu’il convient de faire de l’histoire, de pratiquer le droit, d’interpréter les grands textes, d’analyser la face cachée des comportements humains, comme le fait, par exemple, la psychanalyse. Bref, la rhétorique est partout, en sciences humaines comme dans la vie de tous les jours, à la télévision comme dans les rapports humains. D’où la question qu’il convient d’affronter : existe-t-il une approche qui unifie tous ces points de vue et en rende compte ? Une telle conception existe : elle est fondée sur le questionnement, parce qu’on le retrouve à tous les niveaux où l’on argumente et produit des discours. La rhétorique est ainsi l’art de répondre aux questions qui n’ont pas de solution unique, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des questions et des problèmes dans la vie de tous les jours. On peut toujours réinterroger les réponses jusqu’à les faire vaciller. Le problématique enfoui au plus profond des réponses resurgit alors, car il n’est de réponse qui ne puisse faire question, animant par là de nouveaux questionnements.

À partir de là comment définir l’objet de la rhétorique ? La rhétorique est une négociation de la distance entre individus sur une question donnée. Si je parle du temps qu’il fait avec ma voisine, la question qui nous réunit n’est guère conflictuelle – c’est d’ailleurs le but recherché quand on aborde un interlocuteur avec ce genre de questions – et la distance est faible. Si je m’adresse à quelqu’un sur des sujets plus polémiques, le risque est grand de voir des différences surgir, des débats se nouer, et même le mécontentement s’installer. La rhétorique sert alors non seulement à offrir des réponses, mais, surtout, à négocier ce qui peut séparer chacun de chacun. Pas simplement d’ailleurs pour aplanir les différences, mais aussi parfois pour les réaffirmer. Quand on insulte quelqu’un qui vient de causer un accident de voiture, on lui fait savoir que la distance entre lui et nous est infranchissable. C’est encore de la rhétorique.

 

Le rôle central du questionnement

La rhétorique ne prend sens que par rapport à un questionnement. Si un débat vient à se produire (entre avocats qui plaident dans un procès, entre hommes politiques, ou simplement dans un couple à propos de la décoration de la cuisine), cela tient à ce qu’il existe une question (l’accusé est-il coupable, faut-il réformer l’école, comment repeindre la salle de bain ?), et que les réponses ne sont en rien évidentes.

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D’où vient que l’accent doit être mis aujourd’hui sur le questionnement quand on traite de rhétorique ? Quand les opinions et points de vue deviennent problématiques, on demande alors de justifier les réponses pour qu’elles soient validées (comme réponses), ce qui oblige à trouver des arguments. De là le côté rationnel de la rhétorique ; mais comme les réponses caduques et les réponses valables s’entremêlent, il y a possibilité de manipuler l’auditoire en lui faisant croire à des réponses qui n’en sont plus. La forme, le style, l’élégance des figures de rhétorique servent ainsi à faire passer des réponses sans argumenter la question. On le voit bien avec nombre de publicités. Dans une publicité pour Chanel n° 5, on voit un chaperon rouge qui, grâce au parfum, dompte les loups et part avec eux à la conquête de Paris, symbolisée par une porte qui s’ouvre sur une tour Eiffel illuminée. L’idée sous-jacente est de faire croire qu’avec Chanel n° 5, tous les problèmes disparaissent comme par enchantement. Comme ce n’est pas possible dans la vie réelle, le publicitaire utilise un conte de fées où tout est magique. Le style, l’élégance de cette publicité renvoient précisément à l’élégance du produit. Grâce à ce dernier, plus aucun problème ne se pose, et tout est possible, même dompter les loups quand on est le petit chaperon rouge. Comme une telle idée ne peut être prise au pied de la lettre, c’est donc de la rhétorique, et son charme tient précisément à ce que la rhétorique vise à traduire ce qui relève du charme. La forme confirme et rejoint le contenu. Avec Chanel n° 5, il n’y a plus de problème. Cette publicité est un vrai tour de force. Elle illustre à merveille ce que peut la rhétorique : gommer les questions par des réponses qui font comme si les problèmes disparaissaient, alors qu’ils n’ont pas été abordés explicitement comme on aurait dû le faire s’il avait fallu argumenter.