Au 17e siècle, alors que René Descartes plonge en son moi profond pour en ramener le célèbre « Je pense, donc je suis » (Discours de la méthode, 4), Blaise Pascal observe la superficialité des rapports humains. Il s’en prend, en particulier, à l’imagination, cette « superbe puissance ennemie de la raison », « maîtresse d’erreur et de fausseté » qui domine nos relations sociales.
L’imagination pour Pascal n’est ni l’imaginaire de l’artiste qui crée un monde, ni l’imagination imitatrice qui produit des souvenirs de nos perceptions. Elle n’est pas de l’ordre de l’image que l’on peint sur la toile ou du résidu mental. Elle engendre la pire des images, celle que je veux donner de moi aux autres, celle que les autres veulent me donner, sensationnelle et bavarde. L’imagination fabrique une réalité mondaine et factice. Elle est celle qui invente un masque, une représentation sociale, bien visible, du moi. Pascal conclut de ses recherches : « Le moi est haïssable » (Pensées, 597) 1.
Sur les pas de Montaigne, Pascal est l’un des premiers philosophes qui s’en prend directement à l’humanité. Platon critiquait les sophistes, mais pas les humains en général. Les sceptiques critiquaient les humains en général, mais en l’un de leur aspect particulier seulement : la vaine prétention à la vérité. Pascal nous juge dans toutes nos dimensions.
Dans son recueil de textes, les Pensées (44-45), l’imagination vient se ranger dans la catégorie des « puissances trompeuses » qui entretiennent la « vanité » de l’humain et justifie, dans un moment de lucidité, que le moi soit haïssable à lui-même, quand nous nous regardons dans le miroir ou quand – ce qui est beaucoup plus rare – nous réfléchissons sur nous-même. L’imagination se joue de nous. Avec elle, l’existence humaine ne peut obéir à une règle absolue : « C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge. » Si l’imagination était toujours fausse, nous saurions à quoi nous en tenir. Or, elle est parfois vraie, mais nous ne sommes pas capables de le reconnaître tout de suite. Oui, l’habit ne fait pas le moine en général, mais parfois, il le fait tout de même !
Les trois facultés humaines
Pour Pascal, nous possédons trois facultés : la raison, le sentiment, l’imagination. La première relève de « l’esprit de géométrie » (Pensées, 511) qui est « net et grossier ». La deuxième relève de « l’esprit de finesse » capable de voir et de sentir « d’un seul regard » les relations subtiles entre les êtres et les choses, les sentiments du cœur qui nous font passer d’un état à un autre. L’une explique des principes dont elle ne démord pas, l’autre voudrait comprendre les conséquences de ces principes. La « justesse » appartient à la seconde. Mais Pascal, que l’on placerait volontiers du côté de la finesse et de la justesse, semble pourtant faire cette distinction avec un esprit de géomètre : l’être humain est soit carré, soit fin. À nous dès lors de voir comment un même être pourrait posséder ces deux esprits, dans leur complémentarité, en étant au fond ce que Pascal a été : mathématicien et philosophe (encadré ci-dessous). Mais si les deux facultés ont du mal à se concilier, c’est probablement parce que la troisième, l’imagination, vient perturber leur relation et leurs connaissances. Puisque nous ne savons pas sur quel pied l’imagination nous fait danser, elle nous remplit l’esprit d’un brouillard où le vrai et le faux se confondent. Elle fait douter d’un doute qui n’amène pas à la vérité, comme chez Descartes, mais nous retire des certitudes : cet homme dit-il la vérité simplement parce qu’il parle bien ? Cette femme a-t-elle un pouvoir simplement parce qu’elle le montre ?