◊ Contre la méthode
Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paul Feyerabend, 1975.
◊ Essai d’anthropologie symétrique, Bruno Latour, 1991.
Paul Feyerabend (1924-1994)
Né à Vienne, formé jeune à l’astronomie, à la philosophie et à l’art lyrique, sorti de la guerre partiellement invalide, il retourne à l’université pour étudier la physique, les mathématiques et la philosophie. Il rencontre Karl Popper, les membres du cercle de Vienne et Ludwig Wittgenstein et s’oriente vers la philosophie des sciences. Il enseignera à Londres, Vienne, Bristol, Berkeley, puis Auckland, où il rédige son manifeste anarchiste (Against Method, 1975), après avoir été longtemps pris pour un défenseur de l’empirisme. Il développera cette posture dans d’autres ouvrages (Science in a Free Society, 1978, Farewell to Reason, 1987) jusqu’à sa mort, à Zurich. Nous n’avons jamais été modernes
Bruno Latour
Né en 1947, agrégé de philosophie, il s’est fait connaître pour ses travaux d’observation directe de la recherche en biologie (La Vie de laboratoire, 1979), puis pour ses analyses sur les controverses scientifiques (Les Microbes, guerre et paix, 1984) et ses essais sur la sociologie des sciences (L’Espoir de Pandore, 1999). Ensuite, il ouvre son anthropologie de la connaissance à un projet d’écologie politique (Politique de la Nature, 1999).
Contre la méthode Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, 1975. Paul Feyerabend
“La science est plus proche du mythe que les philosophes sont prêts à l’admettre.”
Paul Feyerabend est-il vraiment le « pire ennemi de la science 1 » ? Qu’a-t-il fait pour mériter ce titre ? Essentiellement un essai commis en 1975, suivi de quelques autres, où l’on pouvait lire des phrases comme celle-ci : « Sans de constants abus de langage, il ne peut se faire aucune découverte », ou : « Aucune théorie scientifique n’est compatible avec les faits observés », ou encore : « Il n’existe rien qu’on puisse nommer une méthode scientifique, ou plutôt si, ce seraient ces trois mots : tout est bon. » On ne peut pas faire plus lapidaire : tous les efforts déployés depuis le XVIIIe siècle – de Francis Bacon à Karl Popper – pour tenter de saisir ce que les savoirs expérimentaux peuvent avoir de spécifique, de rigoureux et de solide étaient envoyés purement et simplement dans les cordes. Les théories ne valaient guère plus que des mythes, et les expériences, des mises en scènes soignées. Le pire était que Feyerabend, loin d’être un littéraire fumeux ou un pataphysicien, sortait du sérail positiviste : formé en physique théorique, érudit en histoire, admirateur d’Ernst Mach, proche du cercle de Vienne et de Popper, il professait depuis une vingtaine d’années un empirisme (2) 2 de bon aloi. Mais l’histoire des gens n’est pas un fleuve tranquille, et Contre la méthode est le produit d’un reniement, auquel les turbulentes années 1960 ne sont pas étrangères. Il fallait tout dire, même la vérité. Or tout ce que ses plongées dans les archives des grands noms de la physique et de l’astronomie avaient appris à Feyerabend allait contre la règle. Le système héliocentrique de Nicolas Copernic avait été accepté contre les évidences de l’observation, la relativité restreinte d’Albert Einstein avait été adoptée en dépit d’expériences contraires, l’atome de Niels Bohr restait incompatible avec bon nombre de données, etc. Conclusion : la réussite de ces théories reposait sur des subterfuges, des oublis et une bonne dose de persuasion. Deuxième point : les faits sur lesquels elles s’appuient sont-ils vraiment des faits ? Non, affirme Feyerabend, ce sont des interprétations, des constructions faites « sur mesure » pour appuyer une théorie déjà bien installée. Conclusion : il n’y a pas plus de méthode qui guide les sciences vers des connaissances solides que de beurre en branche : tout peut servir, et les faits ne sont pas des faits. Alors, pas de résultats fermes, pas de vérité, pas d’autorité de la science ? N’allons pas si vite… Contre la méthode de Feyerabend est une description, qui affirme ceci : le progrès des sciences est réputé former un enchaînement bien ordonné de théories (qui décrivent le réel) et de résultats (qui vérifient ou réfutent ces théories). Feyerabend dit non : cet ordre est illusoire, souvent lorsque les observations contredisent les théories, on les « oublie ». Ceux qui, comme Popper, prétendent que les chercheurs s’emploient à réfuter les théories mentent ou se trompent, car ce qu’ils affirment, si c’était vrai, empêcherait toute nouvelle découverte. Le message de Feyerabend est donc, a priori, positif : il fait l’éloge de cette façon « anarchique » d’innover, et préconise un « pluralisme épistémologique » ouvert à toutes les idées et toutes les démarches. En fait, il va plus loin et règle ses comptes avec la prétention des scientifiques à « dire le vrai » : si la théorie des quanta est une fiction convaincante, alors pourquoi ne pas accorder aux romanciers ou aux idéologues convaincants une légitimité égale ? Et pourquoi, après tout, les théories physiques ou chimiques ne seraient-elles pas démocratiquement plébiscitées ? Il faut, écrit Feyerabend, « séparer l’État de la science », cesser d’enseigner aux enfants les lois de la gravitation universelle plutôt que celles de la lévitation en état de transe. Ces injonctions, évidemment, seront les plus mal reçues de son livre, et même supprimées par la suite. Elles nuiront à l’image de sérieux de Feyerabend. « J’adorais choquer les gens », écrira-t-il dans son autobiographie, avouant qu’il appréciait tout particulièrement de « mener les gens par le bout du nez de manière rationnelle » tout en se moquant de la raison. C’était son style.
Nous n'avons jamais été modernes Essai d'anthropologie symétrique, 1991. Bruno Latour
« Jouer le jeu de la raison pour saper son autorité », voilà qui décrit assez bien le travail de Bruno Latour, lequel, pas plus que Paul Feyerabend, ne souffre d’être qualifié de relativiste. Lorsque paraîtra Nous n’avons jamais été modernes, on ne connaît guère de lui que son ethnographie de laboratoire (1979), démonstration empirique du bricolage humain que représente l’activité de recherche scientifique. Latour va-t-il se laisser classer parmi les iconoclastes du « programme fort » ? En fait, non, et c’est pour mettre les pendules à l’heure qu’il écrit ce court essai. L’argument en est simple. L’esprit de science moderne voudrait que l’on sépare la nature et les hommes : d’un côté, l’enchaînement des causes et des effets, de l’autre, les raisons de l’action humaine. Les sciences studies ont voulu replier tout cela d’un seul côté, en invoquant le poids de l’histoire et des forces sociales. Mais le travail d’ethnographe a montré à Latour que ce n’était qu’une partie de la vérité. Selon lui, humains et non-humains sont également acteurs au sein de réseaux qui lient nature et société. Le monde, explique Latour, est peuplé d’hybrides qu’il nous faut désormais regarder en face : les virus sont intelligents, et l’homme bionique est aussi une machine. Il est temps, donc, de devenir « non modernes », c’est-à-dire d’appliquer les mêmes méthodes de description aux objets et aux sujets, aux animaux et aux humains, à la nature et à la culture, aux machines et aux hommes. Ce manifeste est le point de départ d’une anthropologie symétrique qui, depuis, s’est déployée dans diverses directions politiques, épistémologiques et esthétiques.