Mélanie et son mari Pinien étaient jeunes, beaux, et immensément riches. Car elle avait hérité du patrimoine d’une des familles les plus prospères de Rome. Mais Mélanie avait fait un rêve, dans lequel elle se voyait escalader un haut mur avant de se glisser dans un jardin par une petite porte dérobée. Comme tout Romain cultivé, qu’il soit chrétien ou païen, Mélanie interprétait ses songes. Elle en déduisit que le paradis l’attendait à sa mort, pour peu qu’elle s’allège de ses richesses. Vers 403, elle et son mari décidèrent de vivre chastement et de tout donner à l’Église : leurs innombrables propriétés générant trois tonnes d’or pur de revenu annuel, leurs milliers d’esclaves, leur incomparable fortune ! Désormais, ils vivraient en exemples de sainteté, délaisseraient la soie pour revêtir de rugueuses tuniques, jeûneraient cinq jours par semaine et s’en iraient fonder des communautés monastiques tout autour de la Méditerranée, distribuant la charité aux pauvres. Une biographie édifiante témoigne : « Elle fit couler des flots d’or d’Occident en Orient : églises et monastères furent fondés un peu partout ; or, pierreries, vaisselles et tissus précieux furent consacrés au service divin ; des territoires entiers furent cédés à l’Église ou le produit de leur vente distribué en aumônes. »
L’exemple de Mélanie
Mais leur famille, qui comprenait d’influents sénateurs, et surtout leurs esclaves ne l’entendaient pas de cette oreille ! Affranchis, libérés de toute servitude, ils étaient désormais sans autres ressources que les trois pièces d’or distribuées par leurs anciens maîtres le jour de leur libération. Ils étaient condamnés à la mendicité, au travail épisodique, au ventre creux, loin du confort de leur vie d’esclave bien nourris sous la férule de maîtres tolérants. Ils se cotisèrent pour s’offrir les services d’avocats. Et ceux-ci poursuivirent Mélanie et Pinien pour faire annuler l’acte d’affranchissement de leurs esclaves.
Cette histoire semble issue d’une légende dorée, ces contes dont le christianisme médiéval s’est fait une spécialité. L’hagiographie, la mise en récit d’une vie de saint exemplaire, ponctuée de miracles et d’actes de charité édifiants, était l’un des principaux supports de l’évangélisation des foules. Cette littérature avait besoin de personnages modèles accomplissant des sacrifices aux dimensions surhumaines. Mais l’histoire de Mélanie et de son mari n’est pas qu’une belle envolée lyrique destinée à illustrer la propagande de l’Église. Ces hauts personnages ont laissé de nombreuses traces de leur étonnant comportement dans les archives de Rome. Car leur acte de donation, inédit dans ses dimensions, ne menaçait rien de moins que la stabilité économique et sociale de l’Empire romain.
Mais pour comprendre quel contexte avait pu amener à cette philanthropie démesurée, il faut remonter le temps, jusqu’à la journée lors de laquelle l’empereur Constantin afficha sa foi chrétienne sur les boucliers de ses légionnaires. Nous recourrons pour cela aux services de deux guides exceptionnels, Paul Veyne et Peter Brown. Le premier pour comprendre comment le christianisme, de minorité, devint majorité dans l’Empire romain au 4e siècle (à partir de Quand notre monde est devenu chrétien, 2007). Le second pour incarner, mettre des noms et des trajectoires de vie sur sa thèse centrale : c’est en captant les richesses de Rome que l’Église s’imposa à l’Empire (À travers un trou d’aiguille, 2016 ; Le Prix du Salut, 2016). Les trajectoires intellectuelles d’Ambroise et d’Augustin avaient pavé la voie au legs faramineux de Pinien et Mélanie.
Le rêve de Constantin
Mais revenons aux débuts, alors que deux armées convergent dans les faubourgs de Rome, au pont Milvius. Nous sommes le 28 octobre 312. L’Empire de Rome est partagé entre quatre coempereurs. L’un d’entre eux, Constantin, a entrepris de déloger son rival Maxence de Rome. La nuit précédant l’affrontement, il voit en rêve un signe dans le ciel ; un chrisme, monogramme de deux lettres grecques entrelacées, iota et khi, les initiales de Jésus-Christ, formant croix. Et une sentence : « Par ce signe tu vaincras. » Il se réveille avec en tête un logo original, ce chrisme, qu’il fait peindre derechef sur les boucliers de ses soldats. Et ce slogan, « Par ce signe tu vaincras », qu’il met aussitôt en œuvre. Le miracle advient. En dépit de leur supériorité numérique, les troupes adverses sont balayées, Maxence tombe dans le Tibre et se noie. Mais ce ne sera qu’en 324 que Constantin parviendra enfin à réunifier les parties occidentale et orientale de l’Empire, à reconstituer l’Empire.
P. Veyne nous avertit d’emblée : on ne comprend rien à la démarche de Constantin si on n’admet pas qu’il était sincère dans sa foi. À celui qui affichait l’ambition de changer le monde, il fallait un dieu personnel à sa mesure, transcendant. Il ne cherchait pas l’appui des chrétiens. Ceux-ci représentaient au mieux 10 % de la population de l’Empire, et ils n’étaient ni aimés ni en position de force. Il ne quémandait pas l’approbation de l’Église, une institution qui ne deviendrait solide qu’à la suite de son action. Non, il était sincère. Pour autant, il a adopté une position originale : ni dans l’Église, ni au-dehors, à côté, ou plutôt au-dessus.
Constantin est un organisateur. Il crée une nouvelle ville comme résidence impériale, sur le site de l’antique Byzance. La cité prend son nom, Constantinople. Plus tard, elle éclipsera cette Rome dont il se méfie tant. Car Rome est le cœur du monde polythéiste qu’il ambitionne de réformer. Il rebâtit l’économie de l’Empire, en commençant par créer une nouvelle monnaie, le solidus. On lui doit notre sou, terme issu d’une longue lignée de dévaluations. À l’origine, le solidus est un solide étalon, frappé en pièces de 4,5 grammes d’or fin. Longtemps monnaie de référence en Méditerranée, il structure l’économie de l’Empire romain d’Orient jusqu’au 11e siècle.
De même, Constantin amène les évêques à définir un dogme au fil des conciles. Mais il est en proie à un dilemme. Chrétien tard venu à professer sa foi, il devrait en passer par l’épreuve du baptême. Or il est empereur, le plus sacré des hommes, et il ne conçoit pas de s’agenouiller devant qui que ce soit. Constantin vit dans un monde de pouvoirs distincts, où le religieux plie devant le temporel. Auguste et César à la fois, il dicte sa loi aux évêques, se positionnant comme chrétien à part. Il préside les conciles, qui définissent le dogme, homogénéisent l’identité de l’Église, et excluent les hérétiques. Constantin ne se fera baptiser que sur son lit de mort. Il n’assista jamais à une messe, ne communia point. Il lui aurait fallu se soumettre publiquement pour ce faire.