Pierre Bourdieu - Derrière les mots, un pouvoir

Parler n’est pas seulement une technique. C’est un acte qui tire ses effets de la légitimité du locuteur et de son aptitude à la faire valoir. Autrement dit, c’est un fait sociologique.

Les sociologues ont-ils leur mot à dire sur le langage ? Ou bien, n’est-ce qu’une intrusion indue de leur part ? Pour en débattre, il faut revenir à l’opposition fondatrice posée par Ferdinand de Saussure entre « langue » et « parole » : la langue, c’est le code, et la parole, c’est l’usage. Saussure et la linguistique du 20e siècle vont d’abord investir le système de la langue, celui des normes et des règles régissant l’usage correct dans une société donnée. Le choix leur réussira, puisqu’il a mené à l’épanouissement d’une discipline, qui a pu dans les années 1960-1970, en tant que creuset d’un structuralisme contagieux, occuper une position centrale dans les sciences sociales et humaines. Mais la conséquence de ce choix est aussi celle d’une sous-exploration de la parole, c’est-à-dire de l’ensemble des modalités singulières d’usage du langage par des individus, des groupes sociaux, des institutions. Même si des sociolinguistes anglo-saxons se sont effectivement penchés sur les variations sociales de cet usage, cette démarche a été longtemps à peu près ignorée des linguistes en France.

Une linguistique centrée sur la parole

Que vient faire Pierre Bourdieu (1930-2002) dans ce contexte, à la fin des années 1970 ? Il joue d’abord un rôle de passeur, en traduisant dans sa collection « Le sens commun », un grand nombre de textes qui s’emploient à réintégrer dans l’analyse du langage la variation sociale de son usage, soit sur un plan théorique (Linguistique d’Edward Sapir, Le Marxisme et la philosophie du langage de Mikhaïl Bakhtine), soit à partir d’études de terrain comme Langage et classes sociales de Basil Bernstein et Sociolinguistique de William Labov. Bourdieu édite également des travaux sur les logiques sociales d’apprentissage du langage (Lire et écrire de François Furet et Mona Ozouf en 1977) ou qui s’intéressent aux effets des supports (La Raison graphique de Jack Goody en 1979.)

Si le pouvoir des mots n’est pas dans les mots, où le trouver ? Il se niche, professe Bourdieu, dans le statut des locuteurs, dans les ressources d’autorité et de représentativité qui viennent indexer leur propos. Par ailleurs, souligne-t-il, les performances langagières interviennent sur des marchés plus ou moins institutionnalisés qui tantôt valorisent l’usage d’une langue légitime, tantôt font place à des usages plus relâchés, plus inventifs, dans une langue qui peut même ne pas être l’officielle. Ainsi, les locuteurs bretonnants utilisent plus souvent le breton dans l’espace domestique et du travail agricole, et le français dans les rapports avec les administrations. En même temps, ils poussent leurs enfants à user du français, langue de la réussite scolaire et sociale. Bourdieu invite à mobiliser les notions de « disposition » et d’« » pour décrire les différences de ressources, d’appétence et de sentiment de légitimité dans les pratiques langagières. Ces différences se donnent à voir, par exemple, dans la façon distincte qu’ont les hommes et les femmes de manier les tours de parole, de la prendre et de la couper à autrui. Dans des circonstances publiques, ces inégales dispositions peuvent provoquer, chez des locuteurs dont les propos privés peuvent être d’une remarquable finesse, un évanouissement de la capacité expressive. Si les problèmes de « réception » deviendront un objet central des sciences de la communication dans les années 1990, c’est aussi grâce à l’attention portée aux différences de perception des messages à laquelle invitait Bourdieu dès les années 1960. Ses travaux sur la photographie et sur les musées mettaient en évidence des lectures différentes des mêmes œuvres par des publics distincts. Dans un Monet, les uns pouvaient voir une cathédrale, et les autres un tableau impressionniste. Contre ce qu’il nomme « l’illusion du communisme linguistique », Bourdieu souligne que mots et images ne sont jamais perçus et appréciés à l’identique dans un monde social marqué par des différences et des inégalités. À ceux qui n’y verraient qu’une évidence, rappelons qu’elle continue d’être ignorée. Trente-cinq ans après les propos de Bourdieu, le même ethnocentrisme langagier fait plus que jamais croire aux intellectuels et aux journalistes que les propos d’un Trump ou d’un(e) Le Pen devraient soulever le cœur et l’indignation du corps électoral tout entier. En fait, c’est précisément par ces postures et ces propos jugés inconvenants qu’une partie de l’opinion est mobilisée. • Pierre Bourdieu, Fayard, 1982.Pierre Bourdieu, 1992, rééd. Seuil, 2001.Isabelle Charpentier, Creaphis, 2006.Annie Collovald et Érik Neveu, Presses universitaires de Rennes, 2013.Érik Neveu, Presses de Science-Po, 1985.