Depuis son invention, le tourisme s’inscrit au sein du processus de mondialisation : dans la deuxième mondialisation (1) (phase des colonisations) avec la création par les colons de lieux touristiques au sein des colonies ; dans la troisième (mise en place d’un espace mondial des échanges) par la prééminence de la destination Europe continentale (Suisse, Méditerranée, Italie) pour États-uniens et Européens ; dans la cinquième (généralisation de l’échelle mondiale pour tout échange) par la mise en place de destinations pour le plus grand nombre. Le tourisme est donc « mondialisant », parce qu’il participe de la mondialisation, mais aussi parce qu’il contribue à organiser le Monde d’une nouvelle manière.
En 2005, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) compte 800 millions de déplacements dans le cadre du « tourisme international ». Si l’on ajoute ce que les offices statistiques désignent par le terme de « tourisme national » ou « domestique », on peut estimer le nombre de touristes à environ 3 milliards cette même année.
Le tourisme comporte une dimension économique indéniable : l’OMT déclare qu’en 2005, près de 700 milliards de dollars auraient été dépensés dans le cadre du « tourisme international », auxquels elle ajoute 130 milliards de dollars dans le cadre des transports aériens des passagers internationaux. Cela correspond à peu près à 6 % de l’activité mondiale, ou encore à 30 % de l’activité de services. Depuis une cinquantaine d’années, on observe une internationalisation du tourisme – de 25 millions de touristes « internationaux » en 1950 à 800 millions en 2005 –, mais aussi une mondialisation, car le Monde entier est devenu touristique, qu’il soit effectif, ou que l’on entrevoie, discute, imagine son potentiel.
Le tourisme change de nature. Et ce de trois façons dorénavant banales :
1) par la création de lieux touristiques dans l’ensemble du Monde : il y a donc extension de « l’espace touristique » et congruence entre espace-Monde et espace-tourisme ;
2) par l’intégration des lieux touristiques dans une économie : dans une situation de concurrence mondiale entre Aspen, Verbier, Palm Beach ou Bali, à travers un savoir géographique, les touristes font le choix à partir d’un tableau de bord mondial ;
3) via des entreprises – transporteurs aériens, hôteliers ou tour operators – qui opèrent à l’échelle mondiale : c’est pourquoi l’on peut définir un global tourism system« consiste en une multiplicité d’acteurs engagés dans la production et la consommation du tourisme ; il se compose de différents dispositifs de gouvernance, du commerce, de la finance, de marketing ; il est modelé par de nombreuses forces, facteurs et acteurs ».
Afin de visualiser le processus d’émergence d’un écoumène touristique mondial (soit l’ensemble des lieux utilisés à des fins touristiques), nous avons choisi de représenter les principaux lieux touristiques sur un planisphère (3).
La maîtrise de l’altérité, un élément essentiel
On peut interpréter le premier élément central, celui de l’émergence de l’écoumène touristique actuel, comme une démultiplication de lieux fondateurs, moyennant une adaptation aux différents contextes temporels et spatiaux ultérieurs. Cela signifie poser une hypothèse forte : le résultat de l’écoumène touristique actuel est issu d’une circulation de modèles identifiables, utilisés par de multiples acteurs (entreprise, office de tourisme, État, organisation intergouvernementale, organisation non gouvernementale, acteur individuel) dans leurs stratégies d’espace pour la mise en tourisme et l’aménagement. Ces lieux fondateurs constituent des « moments de lieux » (4), donc de lieux emblématiques concernant le tourisme. On identifie notamment Brighton (1780) pour la villégiature balnéaire, Chamonix (1780) pour l’invention de la montagne, les Grisons (1860) pour la montagne en hiver, Atlantic City (1860) et Arcachon (1860) pour la station balnéaire, Yellowstone (1872) pour le parc national, Waikiki (1900) pour le bronzage et le bain chaud, Juan-les-Pins (1920) pour la Méditerranée, Megève (1920) pour la station de ski, etc. On peut non seulement s’interroger sur les conditions d’émergence de ces lieux dans l’histoire, mais aussi proposer un prolongement en termes d’interprétation de la mise en tourisme du Monde. Ainsi, on peut identifier des pratiques touristiques, des qualités de lieu et des moments qui sont passés à la postérité, c’est-à-dire dont les éléments ont été, totalement ou partiellement, repris pour créer d’autres lieux touristiques.
La maîtrise des distances constitue le deuxième élément central. Les pionniers dans la maîtrise des distances à l’échelle européenne furent les Anglais, voyageant sur l’ensemble du continent entre 1700 et 1900. Au début, les temps et les coûts d’accès aux lieux touristiques étaient élevés. Mais, dès les années 1830, l’émergence du chemin de fer permit une circulation plus aisée en Angleterre, puis en Europe, mais également aux États-Unis. Ensuite, la technologie du steamer permit une exploration touristique de l’Europe pour les États-uniens, et du Maghreb, Machrek, Proche et Moyen-Orient pour les Européens depuis 1850. Cependant, jusque dans les années 1930, les déplacements furent relativement plus lents par rapport au rythme actuel : sept jours entre les États-Unis et l’Europe, cinq jours entre Londres et Rome en train, trois semaines en bateau entre l’Europe et l’Asie. À cette époque, quelques compagnies américaines commencèrent à développer des services aériens, d’abord au sein des États-Unis, puis entre les États-Unis et l’Europe. Au fur et à mesure du développement de nouvelles lignes aériennes, les distances-temps diminuèrent. Les coûts baissèrent également, notamment avec l’introduction d’une nouvelle organisation industrielle par hubs and spokes (5) qui permit de réduire les coûts de fonctionnement, réduction qui se répercuta sur les prix aériens (6). Ce ne sont pas seulement les moyens de transport qui sont concernés par la maîtrise de la distance : l’existence d’une logistique permettant l’acheminement, l’hébergement et les activités des touristes s’est développée au xixe siècle avec Thomas Cook (7) pour aboutir à une gestion intégrée de l’ensemble du déplacement touristique (8).
La relativement plus grande maîtrise de l’altérité est un troisième élément qui explique la mondialité du tourisme contemporain. Le concept d’altérité est défini comme la qualité de ce qui est autre pour un individu dont l’identité personnelle (« identité-Je »), et l’identité sociale (« identité-Nous ») sont les référents familiers, voire non questionnés par rapport à un monde étranger dont les normes, conventions et manières de faire sont radicalement autres. C’est cette rencontre avec l’altérité qui a été identifiée comme élément essentiel dans le cas de pratiques touristiques (9), et qui soit pose problème, soit est recherchée. Cependant, elle est coconstitutive des pratiques touristiques, que le touriste le souhaite ou non.
Comment cette altérité peut-elle être maîtrisée par les touristes ? On peut identifier différentes façons de faire, qui sont inégalement à la charge de la personne, et qui peuvent être pensées comme un continuum entre une gestion entière du processus par le touriste et une prise en charge totale par un service dédié. Une autre vient de la capacité des tours operators à emmener les touristes dans le Monde entier : le tourisme de masse diversifié, appelé aussi tourisme « postfordiste » (10), achemine depuis les années 1970 des touristes en grand nombre sur de grandes distances depuis l’Europe : Antilles, Asie du Sud-Est, pourtour méditerranéen. Cette maîtrise de l’ensemble des prestations – transport, hôtel, restauration, voire pour les clubs de vacances, activités de loisirs – est l’un des éléments essentiels pour permettre à des touristes moins expérimentés de faire malgré tout un voyage. Atténuer l’altérité, voilà la clé – à côté des coûts maîtrisés – de la réussite. Enfin, le rapport à l’espace des touristes est différencié selon les intentionnalités : le Monde comme aire de jeux (surf, golf, ski, trekking, parc à thème), le Monde comme aire culturellement différenciée (découvrir les vestiges romains, mayas, khmers, des éléments contemporains urbains « modernes » ou des cultures rurales « traditionnelles »), le Monde comme aire de repos (plage, wellness).
Dans le monde de la recréation, les pratiques sont multiples et extrêmement diversifiées. Partir en vacances est devenu l’une des modalités les plus répandues, apprise depuis le milieu du xixe siècle. Le modèle de la « villégiature » – partir un ou deux mois pendant l’été – a été remplacé par un modèle « plus souvent, moins longtemps », fractionnant ainsi les déplacements touristiques. Dorénavant, c’est le niveau d’échelle mondiale qui est pertinent pour les vacances : il a remplacé le niveau d’échelle national ou continental.
De ce point de vue, le special interest tourism est intéressant. Il consiste à se focaliser sur un type de pratique : dégustation de vin, golf, château, etc. Mais d’autres modalités sont également possibles. Les événements sportifs se sont démultipliés, un grand nombre de personnes se déplacent à l’échelle mondiale pour y participer – par exemple les marathons de Paris, Boston, New York, Sydney reçoivent entre 20 000 et 100 000 personnes venant du monde entier. On peut aussi assister en tant que spectateur à des événements mondiaux tels que le Mondial de football, les Jeux olympiques, etc. Dans le même ordre d’idées, le hobby est dorénavant une affaire mondiale : aller à la pêche ou faire du surf n’est plus seulement un loisir qui se pratique autour du lieu de résidence. On l’appelle maintenant « tourisme sportif ». Il s’agit de pratiques dont les spots sont connus par une communauté mondiale et dont certains font le tour. Les événements artistiques – opéra, concerts, danse, festivals de cinéma, expositions temporaires, etc. – sont comparables au monde sportif par la logique d’organisation : des acteurs amateurs et professionnels ainsi que des spectateurs qui se déplacent à l’échelle mondiale. Les festivals de Bayreuth, Cannes, Salzburg, Aix-en-Provence, un concert à Londres, une exposition à Paris, un nouveau bâtiment à Londres constituent autant de mobiles de déplacement.