Dans son roman La Cache 1, l’écrivain Christophe Boltanski raconte comment sa grand-mère organise en pleine Occupation le faux départ de son mari juif qui reste en fait caché… dans son propre appartement. Il retrace aussi le parcours singulier d’enfant donnée de cette femme haute en couleurs. Née aux alentours de 1910 à Rennes, septième et dernière enfant d’une famille bourgeoise désargentée, catholique et conservatrice, son père, écrit l’auteur, « lui avait trouvé bien plus qu’une simple marraine, un tuteur, une amie fortunée, prête à l’élever et qui, à sa mort, en ferait sa légataire. Il attendit qu’elle ait l’âge d’aller à l’école, et à défaut de comprendre, de percevoir ce qui lui arrivait pour la confier à sa bienfaitrice. Elle fut arrachée aux siens, à la chambre qu’elle partageait avec ses sœurs, à sa ville aux murs de granit, à tout ce qui lui était familier, même à son nom donné devant l’autel. Sa mère adoptive la rebaptisa comme on aurait fait avec un animal domestique. Marie-Élise devint Myriam… Dorénavant elle était sa fille. Sa fille de compagnie. Elle se retrouvait à son service 2. »
Loin d’être exceptionnelle, cette forme d’adoption a existé en France dans tous les milieux sociaux du Moyen Âge aux années 1960. Le don direct d’enfants s’est développé à une époque où l’adoption légale était très limitée en Europe de l’Ouest. En France, il faut attendre le Code civil napoléonien en 1804 pour qu’elle soit établie, et encore seulement pour les enfants majeurs, et 1923 pour son extension aux enfants mineurs. Auparavant, les « adoptions » se réglaient donc souvent sous forme de dons directs entre familles.
Les recherches menées dans la Provence des 14e et 15e siècles et à Paris au 16e siècle 3, et surtout sur les dons au 20e siècle (mieux documentés grâce à des archives plus fournies et surtout des enquêtes orales), permettent de saisir les enjeux de cette pratique qui apparaît aujourd’hui en France, au mieux, comme étrange.
Pourquoi adoptait-on ?
Quelle que soit l’époque, les adoptants sont quasi exclusivement des couples ou des personnes seules sans descendance, en raison de leur stérilité ou de la forte mortalité infantile. C’est le cas de la marraine de Marie-Élise Myriam, veuve sans enfant. Rien de pire, en effet, pour un couple qu’être le maillon manquant d’une lignée paysanne ou aristocratique où le nom et les biens ne peuvent être transmis. Outre la volonté de se perpétuer, et le plaisir d’élever des enfants qui les aideront dans leur travail, les adoptants comptent aussi sur leur soutien dans leurs vieux jours. Avoir un descendant, c’est s’assurer une sépulture digne et quelqu’un qui paiera pour les messes et prières qui permettront d’écourter leurs souffrances dans l’au-delà.