Pourquoi enseigner les humanités ?

Dans les universités américaines, les disciplines littéraires et artistiques regroupées sous le terme « humanités » sont jugées peu rentables, voire superflues. Selon leurs défenseurs, l’utilité de leur enseignement ne se résume pourtant pas au simple profit économique.

L’enseignement des humanités est-il un luxe que la société américaine, en plein repli économique, ne peut plus se permettre ? Pierre angulaire d’un débat qui hante les États-Unis depuis plusieurs années, cette question vient d’être relancée dans le débat public par une série de publications sur le sujet et notamment la sortie très remarquée du livre de la philosophe Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Alors que le système éducatif américain, du primaire au supérieur, privilégie les enseignements techniques, la controverse autour de l’enseignement des humanités se scinde en deux fronts : d’un côté, une politique éducative soucieuse avant tout de s’adapter aux exigences économiques du pays et de la compétition internationale, de l’autre, les défenseurs d’une tradition de l’éducation américaine très attachée au développement des valeurs démocratiques au sein de l’école.

D’ampleur mondiale, le débat autour des humanités rebondit désormais aux États-Unis qui font face à une mutation de leur système éducatif. En proie à des coupes budgétaires sévères, les universités sont de plus en plus tournées vers le profit économique et le champ des humanités est considérablement réduit. Ainsi, selon le Humanities Indicators Prototype, la part des sciences humaines, des lettres et des arts dans l’ensemble des diplômes de premier cycle a été divisé par deux depuis 1960, limitant le nombre de diplômés américains dans ces domaines à seulement 8 %.

À quoi servent les humanités ?

Il est des auteurs tels que Mark William Roche, professeur de langues et de philosophie à l’université Notre-Dame (Indiana) et lauréat 2012 du prix Frederic W. Ness Book pour son livre Why Choose the Liberal Arts ?, qui se sont attachés à célébrer la valeur des humanités indépendamment de tout utilitarisme et encouragent la culture des vertus intellectuelles. En revanche, M. Nussbaum propose une défense des humanités en cohérence avec le système utilitariste américain. Selon elle, la nécessité de préserver la recherche des humanités malgré la crise n’est pas seulement liée à la valeur intrinsèque du développement intellectuel des étudiants. Elle affirme que les humanités peuvent représenter, en elles-mêmes, une réponse à la crise, justifiant leur intérêt politique et social. Une éducation exclusivement formée par des exigences de profit fragiliserait fortement les conditions qui permettent aux démocraties de perdurer. La démocratie exige de ses citoyens des qualités d’indépendance d’esprit qui ne sont pas assurées par une éducation proprement technologique. Pour M. Nussbaum, un pays composé uniquement de bons techniciens serait exposé à un danger plus redoutable que celui de la crise économique mondiale. Former des citoyens capables d’empathie et sachant faire face à des situations dans un contexte culturel différent, tel est le défi éducatif qu’imposerait la mondialisation : « Les citoyens ne peuvent pas se rapporter au monde complexe qui les entoure à l’aide de la connaissance factuelle et de la logique seules 1. » Au-delà de la formation intellectuelle générale, les humanités participeraient alors à l’élaboration des « émotions démocratiques », sentiments grâce auxquels des individus ne recherchent non pas la domination mais l’égalité. Avec Amartya Sen, M. Nussbaum a proposé, pour diminuer les inégalités, de mesurer le bien-être des individus en termes de « capabilités », plutôt qu’en mesurant leur richesse. C’est cette vision humaniste qu’elle transpose à l’éducation.