Dans les mégalopoles, l’heure des arbres rougissants et des feuilles mortes est aussi celle des paillettes. Comme chaque automne, sous les projecteurs de New York, Londres, Milan et Paris, la fashion week bat son plein. Sur scène se meuvent des tenues en coton, en plumes ou en laine qui se vendront plusieurs dizaines de milliers d’euros. Les créations les plus commentées – celles des maisons de haute couture – ne sont destinées qu’à une poignée de clients. 2 000 seulement sur toute la planète, estiment les spécialistes. Pourtant, les vêtements, sacs à main et bijoux présentés lors de l’évènement sont commentés à tout va. Une horde d’yeux attentifs – 2 millions d’abonnés au compte « Fashion Week » sur Instagram – les scrute et s’en inspire. En 2018, les produits de grande marque (prêt-à-porter, cosmétique, joaillerie mais aussi gastronomie, spiritueux, automobile…) connaissent un succès sans précédent. Déjà 55 % de croissance sur les bénéfices au premier trimestre pour Kering, l’un des trois leaders du marché du luxe. Fait notoire, la clientèle rajeunit. Malgré leur précarité, les 15-34 ans sont les plus grands acheteurs de produits griffés 1. Comme si le luxe était devenu à la mode. Le marché du luxe produit donc un étrange paradoxe. Il « décourage l’économiste, prend le contre-pied des techniques de rendement, est un affront à la démocratisation », confesse même Vogue, l’éponyme magazine de mode, dans l’un de ses éditos. Mais il fait toujours plus rêver. Alors, pourquoi le luxe ? Non sans ironie, le titre répond : « Et pourquoi le champagne ? »
Fantasme des privilèges
Comme le fameux vin effervescent, que l’on débouche lors de grandes occasions, le luxe marque l’exceptionnel. Il est à la fois symbole de somptuosité et de déviance, les deux significations du terme « luxus » en latin, dont il est issu. Les biens luxueux resplendissent par leur éclat, leur singularité. « Plumes, paillettes, étoffes chamarrées », les attraits du luxe sont d’ailleurs souvent destinés à attirer l’attention, analyse le philosophe Yves Michaud. Un comportement qui renvoie, selon lui, à la sélection sexuelle décrite par Charles Darwin. Par l’exubérance, on se distingue, on cherche à plaire et être reconnu. Il s’agirait presque d’un besoin anthropologique, pour s’accorder une place supérieure. Georges Bataille l’a mis en avant dans son essai d’économie La Part maudite, en analysant la pratique du potlatch 2, une cérémonie pratiquée dans les tribus indiennes du Nord-Ouest de l’Amérique. Au cours d’opulents banquets, familles et clans s’offrent des cadeaux, dans une surenchère d’abondance. C’est à qui fournira les objets les plus précieux. Parfois, certains détruisent même leurs biens en public. L’objectif, selon le sociologue : montrer ses richesses de façon ostentatoire pour « humilier, défier, obliger un rival ». De cette manière, il prouve que les dépenses exubérantes – qu’il nomme « improductives » – sont synonymes de « noblesse » et d’« honneur ». Se défaire de son argent, montrer que le prix nous est égal, peu importe la finalité, relève donc toujours de la « gloire ».
Se balader en Porsche n’est, en effet, pas anodin. Aimer le luxe, c’est signifier que l’on appartient au gratin de la société, ou du moins, que l’on voudrait y appartenir. Pour Marc Abelès, auteur du récent ouvrage Un ethnologue au pays du luxe (2018), les attraits du luxe sont une forme de « rhétorique » qui vise à vanter un style de vie. « Le luxe nous projette de l’univers du besoin à l’univers des signes », expliquait-il au cours d’une intervention au musée du Quai-Branly en 2017. Il ne s’agit plus seulement de consommer, mais de montrer que l’on a accès à des biens précieux. L’enjeu : « L’exhibition par l’élite de son statut supérieur », expliquait l’économiste Thorstein Veblen dès 1899. Il nomme ce type de comportement « consommation ostentatoire ». À l’époque, cela passait par exemple par l’emploi dans les familles aristocrates américaines d’un laquais, illustration qu’il mobilise dans son ouvrage.
Au royaume de la distinction, les achats les plus rares sont les plus admirés. Voilà pourquoi, à la naissance des grandes marques, au début du 20e siècle, l’économie du luxe repose sur la confidentialité. À l’image de la haute couture, comme le décrit l’anthropologue Giulia Mensitieri dans Le Plus Beau Métier du monde, sa recherche sur l’industrie de la mode (2018). « Jusqu’aux années 1960, (les défilés) se déroulaient loin des médias de masse, dans les atmosphères feutrées des salons de couture, où les dames de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie occupaient quelques dizaines de chaises le long d’un couloir. » Y participer signifiait donc appartenir à un club privilégié, envié. Un « horizon d’inaccessibilité », pour M. Abelès. Dans cette quête de rareté réside l’un des paradoxes du luxe : il s’agit de faire partie d’un groupe, celui de l’élite sociale, tout en cultivant sa singularité. Imiter un mode de vie faste, tout en se distinguant au maximum en son sein. Et plus l’entre-soi est restreint, plus sa valeur augmente. Achetez une Harley-Davidson et vous pourrez faire partie du mythique club de motards, qui s’apparente à une fraternité. Buvez du romanée-conti, l’un des vins les plus chers au monde, cultivé sur à peine quelques hectares de terrain en Bourgogne, et vous ferez partie d’une minuscule élite. Au sommet de cette logique : viser la totale singularité. Si une célébrité porte un modèle de haute couture lors d’une représentation ou d’un festival, raconte G. Mensitieri, certaines clientes ayant commandé le même annuleront leur achat. « La magie de l’unique sera brisée et elles n’en voudront plus. »