Rest in peace Steve Jobs. L’ex-patron d’Apple venait à peine de rendre un dernier soupir que déjà ce message fleurit sur la toile, émanant d’internautes secoués comme à la mort d’un oncle chéri. Les réactions dépassent toute attente. En berne iPhone, iPad, iPod. En deuil, petit MacBook. Sur leurs blogs, des chercheurs se penchent sur le phénomène. Parmi eux, l’historien Sébastien Fath relève à quel point le registre religieux est souvent convoqué par la presse pour mentionner de S. Jobs, de « iGod » à « pape de l’ère numérique », de « guru » ou « Messie ». Pour lui, le cofondateur d’Apple reste « une figure messianique emblématique des nouvelles religiosités séculaires qui se déclinent autour des marques et surfent sur la révolution numérique en poussant à l’extrême la fidélité à la marque ». Tout le génie de S. Jobs est d’avoir su transférer l’empathie qu’il suscite sur la marque Apple elle-même, analyse de son côté Jean-Louis Missika, sociologue des médias. Sa disparition n’est pas ressentie comme celle d’un chef d’entreprise, mais comme celle du chef de la communauté formée par les propriétaires d’un produit frappé de la pomme et qui ont, d’après lui, le sentiment d’appartenir à un club élitiste, chic et très fermé.
Charisme et innovation
Dans la « sociologie de Steve Jobs » qui émerge peu à peu, la référence à Max Weber (1864-1920) revient souvent. Et pour cause. L’ex-patron d’Apple possède une autorité charismatique, l’un des trois types définis par le sociologue allemand dont les travaux restent d’actualité. Ainsi, des individus peuvent être investis d’une autorité par la tradition. C’est le cas par exemple des parents par rapport à leurs enfants. D’autres, comme les prêtres, ont un pouvoir légal rationnel lié à leur statut au sein d’une institution. Dans le cas de l’autorité charismatique, la légitimité vient de caractéristiques particulières, attribuées à un individu. M. Weber assimile cette forme d’autorité à celle du prophète qui, grâce à son charisme, peut bouleverser l’ordre ancien. « Faire basculer massivement les individus dans des systèmes fermés alors qu’ils utilisaient jusqu’alors des systèmes ouverts, mettant à bas le plus gros de l’idéologie libertaire qui avait présidé à la création et au développement d’Internet : voilà, sans doute, le plus grand héritage de S. Jobs », estime Denis Colombi, agrégé de sciences sociales et doctorant en sociologie. Aux twits comparant le génie d’un S. Jobs à celui d’Albert Einstein, il précise que « S. Jobs n’a pas inventé l’iPhone tout seul mais sa présence fait disparaître tous les ingénieurs, designers, créatifs et autres commerciaux qui l’ont rendu possible, de la même façon que le chanteur fait disparaître le travail du compositeur ou du parolier dans son interprétation ». Pour lui, le charisme de l’homme à l’immuable col roulé noir trouve son origine dans la construction de sa figure d’éternel outsider et dans la mise en récit de son parcours, savamment entretenue par la marque et les fans. Né en 1955, il est élevé dans la Silicon Valley par des parents adoptifs qui ne travaillent pas dans l’électronique. Étudiant turbulent et sans diplôme prestigieux en poche, il n’en crée pas moins Apple Computer en 1976 avec son ami Steve Wosniak dans le garage familial. Quelques années plus tard, S. Jobs est débarqué de sa propre entreprise mais rebondit en rachetant Lucasfilm Computer Division, les futurs studios Pixar. En 1997, rappelé en sauveur à la tête de la société qui périclite, il redresse la société avec le succès que l’on connaît. Sa mort, d’une maladie grave, à l’âge de 56 ans, complète le mythe. Ce parcours le rend sympathique, voire empathique, et fait oublier (ou pardonner) son tempérament colérique ou ses pratiques contestables en Asie.