Pourrait-on dépasser la condition humaine ? Entretien avec Franck Damour

Selon l’historien Franck Damour, ne compter que sur la technique pour résoudre nos problèmes nous mène à la catastrophe. Il invite à remettre du sens dans nos rapports aux technologies.

Comment voyez-vous l’évolution des humains en 2050 ?

La condition humaine n’est pas immuable : depuis toujours, l’humain invente et utilise des techniques pour transformer, adapter voire dépasser sa condition. Aurons-nous, d’ici 2050, augmenté nos capacités physiques et cognitives ? Pourrons-nous télécharger notre cerveau sur un ordinateur, ralentir le vieillissement ou encore « tuer la mort » pour reprendre l’expression de Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google ? Je suis historien, pas prospectiviste, mais j’en doute fort. Pour l’heure, la seule technologie imaginée et largement conçue par des transhumanistes qui a abouti, c’est le bitcoin !

L’histoire des techniques est pleine de surprises. Si nous revenions trente ans en arrière, je serais curieux de savoir qui parierait sur l’impact d’Internet et du smartphone dans nos vies. Les technologies qui se développent ne sont pas forcément les plus attendues. Aujourd’hui, le vélo, qui date du 19e siècle et avait largement disparu des villes occidentales, est l’une des technologies les plus disruptives. Dans Paris au 20e siècle (écrit en 1860, publié en 1994), le jeune Jules Verne, alors ouvertement pessimiste et critique à l’égard du progrès technique, imagine un jeune homme se réveillant dans Paris en 1960 avec toutes sortes de merveilles électriques et mécaniques. Mais son Paris est glacial, toute l’Europe est touchée par un hiver sans précédent et la famine s’installe. À l’époque de J. Verne, on redoutait le refroidissement de la terre et non son réchauffement… En revanche, l’écrivain a bien anticipé un monde où l’utilitarisme domine, ce qui est le cas aujourd’hui et nous pose tant de problèmes.

En quoi l’approche utilitariste de la technologie est-elle préoccupante ?

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Si nous continuons de penser la technologie comme ce qui est uniquement au service de l’accomplissement des individus, sans qu’elle soit inscrite dans une dimension collective, si nous en restons au « technosolutionnisme » actuel, nous courons à la catastrophe. En admettant que les réacteurs nucléaires de quatrième génération fonctionnent bientôt ou que la fusion nucléaire soit vite mise au point, nous aurons peut-être résolu la question de l’énergie, mais pas les problèmes croissants de pénurie des ressources ou du déclin de la biodiversité. Quant aux projets industriels d’augmentation corporelle ou cognitive des transhumanistes, les idées ne manquent pas. Mais elles servent surtout une économie de la promesse qui permet à des entreprises d’attirer des capitaux en faisant miroiter des choses extraordinaires. Ce technosolutionnisme est inadapté parce qu’il ne tient pas compte du fonctionnement des technologies, de leurs conditions de production, de leur place dans l’environnement et dans les sociétés humaines. Cette conception très individualiste n’envisage les technologies que sous l’angle de la consommation, au service d’une économie financiarisée. Elle montre aujourd’hui ses limites.