Il n’est sans doute aucune figure de la mythologie grecque qui soit restée aussi présente à nos esprits modernes que celle de Prométhée. La langue française déjà en témoigne qui a formé sur son nom au 19e siècle un adjectif – « prométhéen » – et au siècle suivant un substantif – le « prométhéisme »… L’immortel Titan domine notre imaginaire collectif dès lors qu’il s’agit de prendre la mesure de l’impact sur la condition humaine des progrès scientifiques et techniques.
De Prométhée, on connaît les ascendances. Elles remontent très haut dans la culture grecque. Son nom signifie littéralement : « celui qui pense avant », ou « en avance », c’est-à-dire celui qui prémédite ses coups : le rusé donc, le roué, le fourbe. Selon Hésiode dans ses grands poèmes épiques, ce Titan, fils de Japet et de Thémis, se fait, contre Zeus qui ne les aimait guère, le champion des mortels. Pour les punir d’une première fourberie de leur protecteur, Zeus les a privés du feu qui leur servait à cuire les aliments et, plus grave, leur permettait d’offrir des sacrifices aux dieux de l’Olympe. Prométhée, par ruse, en vole une étincelle dans la forge d’Hephaïstos et la leur apporte dans le creux d’un narthex (grand coquillage). Il leur apprend alors les rudiments de techniques et de sciences qui leur permettent de s’élever au-dessus de leur condition, jusqu’alors encore bestiale.
Le dramaturge Eschyle forma, dit-on, le projet d’une trilogie autour de ce héros. Nous n’en connaissons que la pièce intitulée Prométhée enchaîné : il y apparaît comme un aventurier créateur d’une humanité nouvelle, porte-feu de la civilisation. Mais s’il est enchaîné, c’est qu’il a été puni de sa rébellion par un dieu qui le tient captif et le torture. Rivé à un rocher du Caucase, aux confins désolés du monde antique, un aigle lui dévore obstinément le foie, qui chaque nuit se régénère. D’une fierté à toute épreuve, il refuse tout repentir, et menace Zeus d’un secret qu’il détient et garde par-devers lui.
Prométhée et les Lumières
La figure de Prométhée disparaît presque totalement de la culture occidentale avec l’avènement du christianisme en Occident. Elle ne fait son vrai retour qu’à l’extrême fin du 17e siècle avec La Estatura de Prometeo de Pedro Caldéron. Elle triomphe au siècle suivant, inscrite au cœur de la philosophie des Lumières. Ce n’est toutefois pas le héros douloureusement enchaîné qui revient alors hanter les consciences, mais le Prométhée archaïque qui symbolise la révolte contre la tyrannie divine. Le Titan, dépouillé de son immortalité, prend visage humain. Il est appelé à symboliser le défi lancé par la raison au principe d’autorité. Quitte à prendre après, en Italie, les traits surprenants à nos yeux du « libérateur », le jeune général Bonaparte. Nul n’a mieux célébré ce Prométhée-là que Ludwig van Beethoven dans le finale éclatant de la Symphonie héroïque. Militant de la libre-pensée, champion de l’athéisme, le poète William B. Shelley a donné de ce héros la figure littéraire le plus achevée dans son Promaetheus Unbound (Prométhée déchaîné, 1820). C’est son cri que Karl Marx fait retentir à la fin de sa thèse de doctorat sur La Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure (1841) : « Je suis franc : je hais tous les dieux ; ils sont mes obligés, et par qui je subis un traitement inique. »