Élodie Giroux
Maîtresse de conférences en philosophie des sciences et de la médecine à l’université Lyon-III, et chercheure à l’Institut de recherches philosophiques de Lyon. Elle a notamment publié Après Canguilhem. Définir la santé et la maladie Puf, 2010 et Naturalism in the Philosophy of Health. Issues and implications, Springer, 2016.
La santé, la maladie : ces deux notions paraissent aussi évidentes qu’antagonistes. Mais qu’entend-on au juste par « santé » ? Et que signifie être malade ?
Il ne semble exister aucune définition unique et générale de la maladie ou de la santé. Les définitions ne cessent d’évoluer en fonction des cultures, des époques, des savoirs. « La définition de la maladie a épuisé les définisseurs », écrivait Claude Bernard. En ce qui concerne la santé, on peut toutefois remarquer qu’il existe un tournant au 20e siècle. Avant, une conception négative de la santé dominait dans le milieu médical. Être en bonne santé signifiait ne pas avoir de maladie. Mais à partir du 20e siècle, et notamment à travers la définition que l’OMS en donne dans sa Constitution en 1946, on passe à une vision plus positive de la santé. Il ne s’agit plus seulement de ne pas être malade : la santé est définie par l’OMS comme un « état de complet bien-être physique, mental et social ». Cette évolution est le résultat d’un mouvement général en amont, notamment d’une prise de conscience des dimensions psychosociales de la santé mais aussi du développement de la prévention. Ce tournant sera à l’origine d’importants débats philosophiques pour tenter d’élaborer une définition moins large, car il faut reconnaître que cette manière de définir les choses tend à semer une confusion entre santé et bonheur. Qui peut prétendre aujourd’hui être dans un état de complet bien-être physique, mental et social ? Et une définition trop ouverte, c’est le risque d’une médicalisation excessive, ce qui a été critiqué comme une « pathologisation de la vie ordinaire ».
Effectivement, une définition trop large, comme celle de l’OMS, a tendance à pathologiser des situations qui relèvent d’un état normal. Mais à l’inverse, une définition trop restreinte peut exclure certains patients du système de soin. Ne peut-on pas trouver un juste milieu qui fasse consensus ?
Un consensus tend à s’imposer aujourd’hui par rapport à ce problème de la définition des concepts de santé et de maladie : l’importance de la pluralité des approches. Certes, les critères biologiques sont importants pour définir une maladie, mais ils ne sont pas suffisants. En réalité, il faut pouvoir tenir compte de trois dimensions, dont la langue anglaise rend compte par trois termes distincts. Tout d’abord la dimension médicale, qui se centre sur des dysfonctionnements biologiques et des normes statistiques. On parle de « disease » en anglais, c’est-à-dire de maladie objectivée, ou « avoir une maladie ». On trouve ensuite la dimension vécue, qui renvoie aux symptômes. On parle d’« illness », de maladie ressentie, ou « être malade ». Et enfin, la dimension sociale, ou « sickness », « être un malade » reconnu socialement comme tel et avoir les droits afférents. C’est l’interaction de ces trois perspectives, elles-mêmes intriquées, celle du médecin, celle du patient et celle de la société, qui permet de définir au mieux les maladies et la notion de santé. Par exemple, il n’existe pas aujourd’hui de normes naturelles permettant à elles seules de déterminer un seuil à partir duquel on parle d’obésité. On définit cet état plus socialement que biologiquement, en faisant entrer en ligne de compte les conséquences de cette condition pour le comportement et la vie sociale des individus. Pour ma part, cette approche pluridimensionnelle de la maladie m’apparaît la plus convaincante. Nous n’aurons sans doute jamais de définition générique et univoque de ce concept.