Mai 68 et la contestation des années 1970 ont été taxés d’instruments objectifs de l’importation du néolibéralisme en France. Qu’en pensez-vous ?
Dire que Mai 68 a été fonctionnel pour le devenir du capitalisme est inexact. La France, entre 1968 et 1976 environ, a connu une vague d’insubordination ouvrière très dure à contenir. Il se passa des conflits lourds dans les entreprises sur des questions d’organisation et de hiérarchie qui ont grandement contrarié leurs dirigeants. Dans d’autres pays, comme en Italie, cela fut encore plus violent. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une évolution voulue du capitalisme vers un management plus libéral.
Mais une partie de ces thématiques venaient des États-Unis, patrie du libéralisme ?
Affirmer, comme Régis Debray l’a fait, que les États-Unis contestataires montraient l’avenir du capitalisme est une vision fantasmatique. L’Amérique n’a jamais été livrée à une sorte d’anarchocapitalisme dominant. La « contestation » a été très mal vécue par une bonne partie de la population. Et dès les années 1960, on voit se mettre en place une contre-offensive dans le Parti républicain et avec le courant néoconservateur pour un retour à l’ordre. Par la suite, les capitalistes libertariens n’ont cessé de perdre de l’influence. Considérons l’Angleterre également, où s’est accomplie la contre-révolution néolibérale : les conservateurs de l’ère Thatcher n’étaient certes pas des « anarcho-capitalistes ». Ils se tenaient sur des bases très traditionnelles. Margaret Thatcher voulait renforcer le domaine de la loi et l’ordre (law and order), c’est-à-dire une police efficace et une justice rigoureuse. La période a été marquée aussi par le retour de la fierté nationale – non sa dissolution, comme l’imagine R. Debray. En France, le 6 mai n’est pas devenu une date de célébration officielle, que l’on sache.
Bizarrement, on n’a jamais parlé autant de l’héritage négatif de 1968 que quarante ans plus tard. Je pense que, pour certains, c’est un rideau de fumée. Cela permet de faire oublier que les difficultés de la société actuelle interviennent après dix ans de gestion par un parti politique qui ne doit rien aux idées de Mai 68. Donc il est commode de lui imputer la responsabilité des problèmes, et de faire de cet événement une sorte de boulet typiquement français que l’on traîne depuis trop longtemps. Mais la tendance à fustiger les années 1960 est beaucoup plus transparente aux États-Unis. C’est un lieu commun du discours conservateur là-bas que de dénigrer les mœurs et les idées de cette époque. Le disciple de Leo Strauss, Allan Bloom, a mené une grande campagne en ce sens, relayée en France par certaines revues, en particulier . Alors de deux choses l’une : ou bien n’est qu’un slogan vide, ou bien cela cache une posture favorable à un retour à des valeurs plus traditionnelles et autoritaires.