On pourrait commencer par rappeler que l’entreprise scientifique que Bourdieu a menée tout au long de sa carrière ne s’est pas évanouie. Il a légué à ses proches collaborateurs un centre de recherches (le Centre de sociologie européenne, fondé en 1968), une revue de stature internationale (Actes de la recherche en sciences sociales – ARSS –, publiés depuis 1975), une collection (« Liber ») chez un grand éditeur (Seuil), sans oublier les éditions Raisons d’agir. De quoi assurer l’autonomie des chercheurs qui entendent prolonger, plus ou moins fidèlement, la démarche du professeur au Collège de France. Les dossiers récents publiés par les ARSS témoignent de la vitalité de ce courant « bourdieusien », avec un mélange de problématiques classiques (« Les contradictions de la “démocratisation” scolaire », « Vocations artistiques ») et nouvelles (« Santé et travail », « Le capital militant ») et en particulier un accent mis sur l’internationalisation des phénomènes sociaux (« Sociologie de la mondialisation », « Constructions européennes »).
Des concepts en débat
Au-delà de ce cercle, depuis une dizaine d’années a pu se développer autour de la théorie développée par le sociologue un débat serein qui évite à la fois l’adoration stérile et le rejet de principe. Les mérites du concept d’habitus, par exemple, ont été discutés par Bernard Lahire (1). Selon lui, le concept a l’intérêt de faire porter le regard vers la dimension incorporée du social, c’est-à-dire la manière dont ce que nous pensons être le plus intime (nos goûts et dégoûts, nos manières de nous tenir, nos façons de parler…) est façonné par les rapports sociaux. Mais d’une part, rien n’est dit de la manière concrète dont se fait cette incorporation : pour reprendre les concepts de Bourdieu, qu’est-ce concrètement qu’une « disposition » ? Un « schème générateur » ? Comment se transmet le capital culturel ? D’autre part, il engage une vision homogène de l’homme, qui transposerait dans tous les domaines de sa pratique les mêmes dispositions (l’habitus, justement). Or selon B. Lahire, nous pouvons être porteurs de dispositions hétérogènes voire contradictoires, parce que nous avons subi l’influence de nombreuses socialisations : la famille, l’école, les médias, les amis, les clubs auquel on participe… Bref, il ne s’agit pas de renoncer à la perspective qu’ouvre l’habitus, mais bien de l’approfondir et de la complexifier.Le concept de champ suscite également des débats. Sous la plume de P. Bourdieu et d’autres, de nombreux travaux sur le champ littéraire, le champ scientifique, le champ religieux, le patronat…, ont apporté la preuve de sa pertinence. Porteur d’une vision originale du monde social – un ensemble de sphères d’activités structurées et relativement autonomes, porteuses d’enjeux spécifiques –, ce concept est-il pour autant universel ? Autrement dit, permet-il d’expliquer l’ensemble des actions humaines ? Des sociologues féministes se sont par exemple demandés dans quel « champ » il fallait inscrire les femmes au foyer. De même, à quel champ rapporter un ouvrier ? Le politiste Lilian Mathieu a témoigné de son embarras lorsque, jeune chercheur enthousiaste, il part sur le terrain de la prostitution avec l’ambition de l’étudier comme un champ (2). Il doit déchanter : certes, la prostitution a ses dominant(e)s et ses dominé(e)s, ses logiques de concurrence et ses conflits de légitimité (en particulier autour des espaces occupés). Mais il manque ce que Bourdieu appelle l’illusio, c’est-à-dire le fait d’être pris au jeu, de vivre pour le jeu, comme l’écrivain qui rêve du prix Goncourt, et d’en maîtriser les règles implicites. Après quoi courir dans le monde de la prostitution, sinon le client ? Cet exemple souligne que la théorie des champs semble être calée pour l’étude des activités de production des biens symboliques (artistes, écrivains, scientifiques…) et, plus généralement, des pôles dominants du monde social. C’est pourquoi, selon B. Lahire, « la théorie des champs (il faudrait d’ailleurs toujours parler de la théorie des champs du pouvoir) ne peut constituer une théorie générale et universelle, mais représente – et c’est déjà bien – une théorie régionale du monde social » (3).
Une ligne d’analyse du monde social
Plus largement encore, on assiste à un essaimage des concepts. Alors que Bourdieu avait défendu que les trois concepts majeurs d’habitus, capital et champ devaient fonctionner ensemble, ils font l’objet d’un usage de plus en plus libre de sa théorie. Le concept de capital le montre bien. Un de ses dérivés, le capital social, a connu un véritable succès en solo, aux États-Unis en particulier où le sociologue Robert Putnam a repris le terme dans une acception légèrement différente et lancé tout un courant de recherche. Plus récemment, on a vu fleurir de nouveaux types de capitaux, non prévus par Bourdieu. Outre le « capital militant » déjà évoqué, ont été proposés le « capital social populaire » (4) (ressources liées pour les classes populaires au fait d’être d’un lieu, de participer d’une société d’interconnaissance) ou encore le « capital guerrier » (5) (dans les banlieues, ressources mobilisables dans les situations violentes : force physique, capacité d’intimidation, capital social…).
Bref, tout semble indiquer que l’héritage scientifique se détache peu à peu de son créateur, pour entrer dans le patrimoine commun des sciences sociales dans lequel chacun peut puiser selon ses besoins. Reste également, au-delà des concepts estampillés, une ligne d’analyse du monde social. Son principe majeur est sans doute de rappeler la nécessité de resituer la dimension historique des faits sociaux, et en particulier d’envisager l’action individuelle comme la rencontre entre l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. L’histoire faite corps, c’est-à-dire les diverses façons d’agir, de penser et de sentir que l’individu incorpore selon sa socialisation, sa trajectoire, sa position. L’histoire faite chose, c’est-à-dire l’action humaine qu’ont objectivée les institutions qui constituent un état du monde social, avec ses dominants, ses dominés, ses différents champs et leurs enjeux de lutte spécifiques, ses catégories de pensée… Une perspective auxquelles il n’est sans doute plus aujourd’hui nécessaire d’être bourdieusien pour adhérer.