Vous êtes l’un des fondateurs des subaltern studies. Pouvez-vous nous expliquer quels sont les principes et les objectifs de ce courant de recherche ?
Les subaltern studies sont nées dans le cadre d’un projet d’historiographie critique. Elles sont apparues à la fin des années 1970 sous l’impulsion d’historiens de l’Inde, du Pakistan et du Bengladesh sous la houlette de Ranajit Guha, qui était le plus âgé – et le mentor – du groupe. Nous étions huit au total : deux d’entre nous résidaient aux Etats-Unis, quatre en Inde et les autres en Angleterre. Le premier volume de la série intitulée Subaltern Studies fut publié en 1982.Il s’agissait d’un mouvement générationnel. A l’exception de R. Guha, nous étions tous nés à peu près au moment de l’indépendance de l’Inde en 1947. Nous avions hérité du nationalisme mais nous le critiquions. Nous étions insatisfaits des deux principales traditions qui existaient alors pour écrire l’histoire de l’Inde. La première, nationaliste-marxiste, quoique critique vis-à-vis de l’autorité coloniale, attribuait à l’élite nationaliste tout le crédit du nationalisme anticolonial. Cette historiographie était oublieuse de tous les problèmes posés par le nationalisme, y compris la tendance de l’Etat-nation à brutaliser certains groupes – comme les Nagas – pour les contraindre à faire partie de l’Inde après l’indépendance. La seconde tradition s’inscrivait à la suite de l’historiographie « impériale » britannique. Soit elle prenait la défense de l’autorité britannique en Inde, soit elle niait le fait que les Britanniques aient été assez puissants pour avoir une influence durable et dommageable sur les institutions et la société indiennes.
Nous estimions que ces deux traditions étaient élitistes et réticentes à considérer la manière dont les groupes sociaux « subalternes » – ceux dominés tous les jours dans la vie sociale – avaient en propre contribué au nationalisme anticolonial.
Les subaltern studies se donnaient pour but de produire des analyses historiques dans lesquelles les groupes subalternes seraient considérés comme les sujets de l’histoire. Nous étions de gauche et nous avons emprunté le terme « subaltern » au marxiste italien Antonio Gramsci. Nous préférions ce mot à celui de « classe » parce que dans nos textes, nous parlions de personnes qui non seulement font partie des classes économiquement inférieures mais qui, dans leur vie quotidienne aussi, sont sujettes à des rapports directs de domination et de subordination.
Nous voulions donc introduire la question du pouvoir dans l’analyse de classe. Nous nous opposions aux histoires nationalistes qui faisaient le portrait de leaders nationalistes « modernes » et décrivaient la mentalité paysanne comme attardée. Pour nous, le « paysan » n’était pas un sujet prépolitique (comme la tradition marxiste britannique de « l’histoire d’en bas », « history from below », le dépeignait parfois), mais un sujet que l’on devait considérer d’emblée comme « toujours déjà » politique.
Comment furent accueillies vos thèses ?
Les trois premiers volumes reçurent un bon accueil de la part des universitaires indiens, qui étaient nombreux à penser que nous produisions de « bonnes » versions indiennes de ce que les Britanniques appellent « l’histoire d’en bas ». Certains critiquèrent notre marxisme peu orthodoxe mais la réception était dans l’ensemble bonne. Cela changea quelque peu quand les subaltern studies furent considérées dans le monde anglo-américain comme « postcoloniales ». Gayatri C. Spivak joua un rôle cardinal dans ce processus. Le volume des Selected Subaltern Studies qu’elle et R. Guha dirigèrent en 1989 offrit une carrière américaine à nos travaux.Edward Saïd écrivit pour le volume une préface accueillante. Trois types de critique eurent un impact. Les féministes nous reprochèrent l’absence des questions de genre dans les subaltern studies. G.C. Spivak soutint aussi que nous avions une bien mauvaise idée du sujet et critiqua notre désir de « reconnaître les subalternes comme auteurs de leur destin ». Elle écrivit un essai déconstructionniste, Can the Subaltern Speak?, qui eut une grande influence. En Inde, on mit en cause notre statut d’intellectuels issus des plus hautes castes : comment pouvions-nous dans ces conditions comprendre ou représenter la vie des gens des basses castes ou des ex-intouchables ? Mais même si nos théories furent critiquées, elles acquirent une grande notoriété.
Les subaltern studies ont également suscité un important débat sur les sources historiques, qui n’est pas seulement pertinent pour l’Inde…
Oui, ce débat appartient aujourd’hui à l’histoire globale. Une des principales implications théoriques des subaltern studies était de comprendre les archives historiques comme le produit de relations de pouvoir. Non seulement les paysans et les travailleurs ne laissent pas leurs propres documents, mais en plus ceux qui sont laissés à leur sujet révèlent la manière dont ils ont été dominés. Les discussions sur la manière et la forme sous lesquelles un individu est enregistré dans les archives doivent elles-mêmes faire partie de l’analyse historique. Nous devînmes donc intéressés par les questions liées à la manière dont les classes et les groupes dirigeants en viennent à connaître leurs sujets, à les représenter et comment ces représentations font elles-mêmes partie des relations de pouvoir. Ce débat au final soulevait des questions sur l’histoire elle-même. Quelle sorte de méta-archive est la discipline académique que nous appelons l’histoire ? Est-elle, par sa nature propre, complice de l’Etat, ou du projet visant à créer une nation là où il n’en existait pas auparavant ? Cela soulevait un débat méthodologique : est-ce que ce qu’on appelle l’histoire scientifique est toujours du côté de la justice ? Les historiens marxistes avaient coutume de supposer que la vérité historique favoriserait les opprimés en montrant que seuls les capitalistes ont trompé les gens. Mais ce n’est pas aussi simple. Dans les années 1980, des historiens marxistes tels que Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger forgèrent l’expression « l’invention de la tradition » et pensaient qu’elle serait une formidable manière de mettre en évidence la fabrication réactionnaire de mythes. Ils ne prirent pas conscience que souvent les opprimés aussi, pour des raisons politiques et dans des circonstances particulières, peuvent en réalité préférer de prétendus « mythes » aux faits que l’on pourrait « découvrir » dans les archives officielles ou émanant des classes dirigeantes.Que veut dire Provincialiser l’Europe, le titre du plus célèbre de vos livres ?
Pour le dire en une phrase, cela signifie que les idées universalistes de la modernité venues de l’Europe d’après les Lumières n’étaient que partiellement universelles ; elles étaient aussi en même temps provinciales. Elles représentaient par conséquent des ressources intellectuelles qui étaient, simultanément, à la fois indispensables et inadéquates pour saisir les processus de modernité et de modernisation hors (et peut-être aussi à l’intérieur) de l’Europe. En Inde, de nombreuses idées « européennes » ont enrichi nos vies, comme l’idée universelle de justice, les critiques modernes de l’oppression, etc., mais le problème a toujours été que ce qui est universel en un sens est aussi provincial en un autre. Je m’efforce de montrer, dans le chapitre que je consacre à Karl Marx, que bien que nous ayons besoin d’universaux dans notre pensée, aucune instance concrète ne peut en fait incarner l’universel. J’essaie de mettre en évidence que, si on le lit de plus près, K. Marx autorise en fait plusieurs types de trajectoires historiques, y compris dans la manière dont il comprend la transition capitaliste.Dans toute situation particulière de développement capitaliste, il y a des histoires qui se conforment à la logique du capital et il en est d’autres qui, bien que mêlées à des relations capitalistes, indiquent des horizons d’humanité qui ne sont pas (ou peu) déterminés par la logique du capital. Considérez, par exemple, la relation affective qui lie un consommateur à l’objet de consommation. Les mêmes produits sont vendus dans différents pays souvent parce qu’ils sont capables de s’insérer dans des histoires différentes de pratiques culturelles.
Certains théoriciens de la mondialisation considèrent cette différence comme un simple effet du capital et rien de plus. Je ne suis pas d’accord et je résiste à cette lecture dans le but de montrer qu’une catégorie transcendantale ou universelle comme le « capital » n’est jamais réalisée en pratique. Le local n’a pas simplement pour fonction de faire la médiation avec le global, pas plus qu’il n’en est le simple produit.
Mais il ne s’agit pas de plaider contre l’idée d’universaux en tant que tels. L’universel a une valeur méthodologique et heuristique mais il n’est jamais incarné dans une instance concrète.
Pour moi, parler de « provincialisation » était une manière de dire que nous avons besoin d’idées générales et universelles mais que nous ne devons pas commettre l’erreur de penser qu’une entité géographique concrète comme l’Occident peut être la réalisation d’une catégorie universelle comme le « capital ».
Dans le dialogue culturel qui existe entre le colonisateur et le colonisé, il faut être constamment vigilant pour déterminer ce qui est universel et ce qui est européen et provincial dans ce qui est dit. Je crois que nous avons besoin d’universaux à titre d’idées régulatrices. En ce sens, je ne suis pas relativiste. Je voulais montrer dans Provincializing Europe que toute prétention à représenter le général est problématique mais que l’idée d’universel reste nécessaire.
Est-il toujours possible de penser une histoire globale ?
Oui, bien sûr. Je ne mets à aucun moment en question le besoin de catégories universelles ou globales. Voyez, il y a, après tout, concernant les êtres humains des faits génétiques qui ne peuvent être que l’objet d’histoires à grande échelle et abstraitement concrètes. Les différentes histoires sont aussi liées d’autres manières. Mais, au lieu de guider nos réflexions sur l’histoire globale par la recherche d’énoncés qui transcenderaient toutes les histoires particulières – un projet kantien, disons, dans lequel l’universel triomphe toujours du local car il est la condition de la science –, nous devrions penser des histoires globales davantage sur le modèle de la conversation. Quand nous discutons vous et moi, la conversation avance parce que nous ne sommes pas entièrement d’accord sur tout de la même manière. La quête d’histoires humaines globales et interconnectées devrait trouver une motivation dans cette attitude positive de désaccord et de différence.Différents passés (souvent sur le même lieu) ont produit différentes manières d’être humain. Je me méfie des histoires qui tendent à réduire la diversité de l’expérience humaine à quelque brillante unité sociologique ; le mode capitaliste de production par exemple. Pourtant, en même temps, on ne peut nier qu’il y a une horloge globale de production capitaliste qui, à un certain niveau d’abstraction et de réalité, synchronise nos temps. Les histoires globales devraient promouvoir un esprit de conversation à travers les différences. Trouver des manières de marquer explicitement que notre savoir est provisoire – même si c’est nous qui le produisons – peut être un moyen de reconnaître la diversité des pratiques grâce auxquelles nous luttons pour nous sentir chez nous sur cette planète.
Peut-être l’universel devrait-il davantage ressembler à une hypothèse, toujours ouverte à révision.
Dipesh Chakrabarty
Né à Calcutta, Dipesh Chakrabarty a fait des études en Inde mais également en Australie, où il enseigna, notamment à l’université de Melbourne. Il est aujourd’hui professeur à l’université de Chicago, à la fois dans le département d’histoire et dans celui des langues et des civilisations d’Asie du Sud. Il a acquis une notoriété internationale pour ses travaux historiques sur le Bengale et surtout pour sa contribution à la réflexion postcoloniale, notamment aux subaltern studies dont il est l’un des membres fondateurs. Il interroge les discours sur la modernité dans lesquels il fait apparaître l’ethnocentrisme européen et les préjugés coloniaux. S’il est historien, sa réflexion puise aussi à de nombreuses sources philosophiques, tels Karl Marx, Antonio Gramsci ouMartin Heidegger.
Il a été élu à l’Académie américaine des arts et des sciences en 2004.
Principales publications :
• Habitations of Modernity: Essays in the wake of subaltern studies
University of Chicago Press, 2002.
• Provincializing Europe: Postcolonial thought and historical difference
Princeton University Press, 2000.
• Rethinking Working-Class History: Bengal, 1890-1940
Princeton University Press, 1989.
Il a également codirigé :
• Cosmopolitanism
Avec Carol Breckenridge, Sheldon Pollock et Homi Bhabha, Duke University Press, 2002.
• Subaltern Studies
Vol. IX, avec Shahid Amin, Oxford University Press, 1997.