Dans de nombreuses entreprises prévaut aujourd'hui un nouveau style de management qui met en avant l'autonomie, la responsabilité, la participation des salariés. L'entreprise serait dès lors un lieu d'épanouissement personnel. Cela vous semble-t-il une réalité ?
Non. Je dirai que dans les grandes entreprises nationales et multinationales - c'est sur elles et sur leurs cadres que portent mes recherches -, on observe une évolution paradoxale. D'un côté, ces organisations délèguent de plus en plus de décisions, de sorte que les cadres disposent, c'est vrai, de marges de manoeuvre accrues. Mais cette autonomie concerne des décisions qui n'ont pas un caractère irréversible. Ainsi, un banquier peut accepter un prêt immobilier important, un responsable de département décider de la distribution des primes entre ses salariés, sur la base d'une enveloppe budgétaire élaborée au sommet. D'un autre côté, en ce qui concerne les décisions stratégiques, on assiste à un mouvement de reconcentration : les décisions capitales sont prises par des cercles de plus en plus étroits. L'allocation des ressources, la nomination aux postes clés, la « gestion des potentiels », ce qui relève de l'univers politique de la firme est mené par une véritable oligarchie managériale.
Face à cela, les salariés se replient sur leur carrière, répondant en cela aux injonctions du management contemporain : « Soyez responsables, soyez autonomes, mais ne vous occupez surtout pas de la stratégie : vous n'êtes pas payés pour cela. » On observe ainsi un débordement d'énergie des salariés en ce qui concerne la gestion de leur carrière et au niveau quotidien, local de leur travail. Mais cela va de pair avec ce que l'on peut appeler une apathie politique, un désengagement quant au destin collectif de la firme. Les salariés font preuve d'une grande résignation quant à leur capacité à transformer les relations au sein de l'entreprise.