Au commencement n’était pas l’unité : la diversité du christianisme ancien est impressionnante au regard de la doctrine de l’Église, qui n’est qu’un des rameaux ayant pris le dessus sur les autres. C’est dire que l’orthodoxie ne précède pas les hérésies : celles-ci n’en étaient tout simplement pas avant que la littérature ecclésiastique les condamne comme telles. Car les hérésies se définissent toujours par rapport à un dogme qui les caractérise comme des déviances. L’Église officielle, « orthodoxe », a besoin de cette opposition pour asseoir son autorité. Qui sont donc ces hérétiques, ébionites, marcionites, elkasaïtes, gnostiques ou baptistes qui furent effacés des mémoires par la Grande Église ?
Les groupes judéo-chrétiens
• Les nazôréens, issus des premiers disciples de Jésus, forment le plus important de ces groupes. Ils descendent de la communauté chrétienne de Jérusalem dont les apôtres Pierre, puis Jacques le Juste, furent les figures les plus importantes. Leur doctrine est considérée comme orthodoxe par les hérésiologues 1, puisqu’ils reconnaissent en Jésus le Messie et acceptent son caractère divin et humain. Mais ils continuent à observer la Loi juive, raison pour laquelle ils seront progressivement marginalisés avant de rejoindre finalement l’Église majoritaire. Cette fidélité à la Loi est liée à un besoin de continuité et de cohérence entre la promesse messianique et son accomplissement : substituer le baptême à la circoncision ne s’impose pas à tous comme une évidence et pourrait être compris comme une rupture avec Israël. Pierre, et surtout Jacques, étaient très attachés au maintien des observances de la Torah pour les chrétiens d’origine païenne, s’opposant en cela à Paul, qui évoque ces disputes dans ses épîtres. Cet antipaulinisme se retrouvera dans d’autres mouvements judéo-chrétiens.
Ébionites et elkasaïtes sont issus de ces nazôréens descendant des premiers disciples de Jésus, à partir des années 62-70. La présence des ébionites dans certaines régions de l’Empire romain d’Orient est attestée entre le 2e et le 7e siècles et documentée par des théologiens qui leur sont hostiles et qui souvent utilisent le terme « ébionites » pour désigner tous les judéo-chrétiens. Un certain Ebion a parfois été donné comme fondateur du groupe, mais son historicité n’est absolument pas prouvée, d’autant que les ébionites se disent « pauvres » (ebionim en hébreu), au sens religieux du terme, proclamant la vertu de cet état. Justin, Origène, Eusèbe de Césarée, Jérôme, Irénée de Lyon évoquent les ébionites et moquent leur « misérable » conception religieuse, mais c’est la notice 30 du Panarion (377) d’Épiphane de Salamine qui reste la source – indirecte – la plus connue et la plus détaillée : il les décrit comme hérétiques tant pour leurs croyances (jacobiens, antipauliniens et ne reconnaissant pas la divinité de Jésus) que pour leurs pratiques, et leur prête des affinités avec les courants gnostiques (voir plus loin).
• Les ébionites se sont certainement détachés des nazôréens à cause de différences doctrinales autour de 70, au moment de la première révolte juive contre Rome et de la migration à Pella (Décapole) de la communauté chrétienne de Jérusalem. Contrairement aux nazôréens, ils ne considèrent pas Jésus dans son essence divine, mais seulement humaine, niant donc sa conception virginale. C’est dans cette perspective qu’ils ont composé un nouvel Évangile : L’Évangile selon les ébionites (ou des Hébreux), dont ne nous sont connues que les citations rapportées par Épiphane et Eusèbe, a vraisemblablement été composé en Syrie en hébreu ou en araméen (en grec pour certains) dans les années 60-80 ou 100-135 selon Simon Claude Mimouni. S’il s’inspire des évangiles synoptiques ou d’une source commune avec ceux-ci, il ne comprend ni les généalogies, ni les récits d’enfance de Jésus : ce « Fils d’homme », qui pour eux est le seul ayant accompli parfaitement la Loi, ne préexiste pas à sa conception, mais est devenu Messie par l’adoption de l’Esprit saint présent dans l’eau de son baptême au Jourdain. C’est pourquoi, comme les baptistes (voir plus loin), les ébionites pratiquent de nombreuses ablutions, initiatiques ou purificatrices. En outre, ils considèrent que le baptême de Jésus abolit les sacrifices : ils les remplacent ainsi par des rites d’eau. Interpréter la mort de Jésus comme un sacrifice expiatoire, ainsi que le fait Paul, leur apparaît donc comme un blasphème. C’est la raison pour laquelle ils considèrent cet apôtre comme un apostat. Ils ne mangent pas de viande mais restent fidèles aux autres prescriptions de la Loi mosaïque (ils célèbrent le sabbat, commémorent Yom Kippour et pratiquent la circoncision…), ce qu’ils considèrent comme nécessaire au salut, s’opposant en cela à Paul (encadré ci-dessous).