Ralentir, et vite !

Slow food, slow city, slow science, slow education, slow love… 
Depuis une vingtaine d’années, nombre de mouvements tentent de promouvoir la lenteur. Lointains héritiers des utopistes et des mouvements ouvriers du XIXe siècle, leur mot d’ordre est simple : il faut lever le pied.

Chaque automne, la ville autrichienne de Wagrain accueille le congrès annuel de la Société pour la décélération du temps. 700 membres (universitaires, entrepreneurs, thérapeutes, artistes, juristes, politiques…) provenant d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud viennent débattre de l’accélération de nos modes de vie qui conditionnerait l’avenir de l’homme et de la planète. Ils pensent qu’il est urgent d’inverser le cours des choses. À l’actif de cette association, des initiatives originales : la demande faite au Comité international olympique de récompenser les athlètes ayant effectué les temps les plus longs, ou l’organisation de pièges à vitesse en centre-ville. Les piétons chronométrés à moins de 37 secondes les 50 mètres sont invités à s’arrêter et à expliquer les raisons de leur hâte. En guise de gage, il leur est proposé de refaire les 50 mètres en faisant avancer une marionnette de tortue difficile à manipuler… et ainsi ralentir.

Cette association autrichienne n’est que l’un des maillons d’un immense réseau très disparate qui se construit dans de très nombreux pays. Selon le cabinet d’études londonien Datamonitor, il concernerait 20 millions de personnes à travers le monde (ils étaient estimés à 12 millions en 2002). Connus sous le nom de mouvement « slow » : slow food (manger « bon, juste et propre »), slow city (bien vivre en ville), slow production (produire durable), slow management (ralentir les rythmes professionnels), slow parenting (prendre du temps avec ses enfants), slow design (vêtements durables), slow love (prendre le temps de faire l’amour)…, tous insistent sur l’urgence qu’il y a à ralentir.

Gagner du temps pour en perdre

Leur constat : la vitesse est devenue notre mode de vie, nous faisons tout dans la précipitation. La technologie, censée nous faire gagner du temps, a démultiplié notre temps libre et nous a permis d’entretenir l’illusion que tout était possible, que tout nous était accessible. En nous faisant gagner du temps, la technologie nous le fait pourtant perdre « en générant toute une nouvelle gamme d’obligations et de désirs ». La machine à laver libéra par exemple la femme d’épuisantes corvées, puis les standards d’hygiène évoluant, nous lavons notre linge de plus en plus souvent. Et le panier de linge sale déborde toujours, comme notre boîte électronique ne cesse d’accumuler les emails non lus. Sollicités par un flux d’information constant, nous sommes débordés et tiraillés par des sollicitations et des stimulations en perpétuelle augmentation. Nous gagnons toujours plus de temps tout en ressentant son manque croissant. La société se met à fonctionner sur une multitude de rythmes différents, propres à chaque individu. De ce constat, les tenants du slow ont forgé un mot d’ordre : ralentir, lever le pied !

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Notre amour de la vitesse, notre obsession d’en faire toujours plus en moins en moins de temps se sont transformés en dépendance, en addiction, mais aussi en une sorte d’idolâtrie, affirme le journaliste canadien Carl Honoré, figure de proue du mouvement slow, dans son livre Éloge de la lenteur (1). Cette même idolâtrie dont se moquait déjà Jonathan Swift en 1726 : Gulliver regarde si souvent sa montre que les Lilliputiens pensent qu’elle est son dieu. Il ne fait rien sans la consulter, et affirme que c’est l’oracle qui rythme le temps et tous les moments de son existence.

Tout au long de la révolution industrielle, de vives critiques dénoncent l’imposition d’un temps universel comme une entreprise d’esclavage. Les machines étaient de leur côté accusées de rendre la vie trop rapide et moins humaine. Le luddisme, ce mouvement radical où les ouvriers détruisaient leurs propres machines, est là pour en témoigner. Longtemps caractérisées comme une résistance réactionnaire à la révolution industrielle, l’historien Nicolas Chevassus-au-Louis analyse ces révoltes comme une forme d’action politique visant à une intégration régulée de la technique dans l’économie. Une manière de réguler l’accélération ressentie par les ouvriers qui voyaient les cadences s’emballer. D’autres syndicalistes, tout aussi radicaux, brisaient quant à eux les horloges à l’entrée des usines, soulignant ainsi le lien entre-temps et pouvoir. Toute l’histoire de la révolution industrielle est aussi celle des luttes pour la maîtrise du temps et son ralentissement. Dans les nouvelles usines, le mot d’ordre était : « Huit heures pour travailler, huit heures pour dormir, huit heures de temps libre. » À cette revendication portée dans les années 1890, notamment par Paul Lafargue qui ne voulait pas « retourner en arrière en brisant les machines », la réponse patronale était claire et ironique : « Nous aurons donc 8 heures de sommeil et 8 heures de travail. Mais nous aurons aussi 8 heures de loisir. Le loisir, c’est l’oisiveté ; et l’oisiveté, c’est la mère de tous les vices. Qu’est-ce que nous pourrons en faire, de ces 8 heures ? Et moi, personnellement, qu’est-ce que j’en ferai ? Parbleu ! J’irai au cabaret. Au lieu d’y aller une heure ou deux par semaine comme je le faisais, j’irai tout le temps que j’aurai de libre. Au lieu de prendre 2 ou 3 chopes comme je le faisais, j’en prendrai 15 ou 20. Si bien que je dépenserai davantage à mon plaisir le jour où je travaillerai le moins (2). »