Rencontre avec Alain Supiot. Penser la justice sociale

Le juriste Alain Supiot réaffirme les principes au cœur de la démocratie sociale, en particulier la dignité humaine et la solidarité, mis à mal par les excès du libéralisme contemporain. En ces temps de crise, c’est eux qu’il faut repenser, sans nostalgie ni pessimisme…

« C’est passionnant le droit, vous savez. » Alain Supiot convaincrait les plus réticents. À ceux qui jugent cette discipline rébarbative et fastidieuse, il montre que l’on ne peut la réduire à une pure technique. Il insiste sur la fonction anthropologique du « droit », et sur la place singulière qu’il occupe dans la rationalité occidentale : « Le droit n’est ni révélé par Dieu ni découvert par la science, c’est une œuvre pleinement humaine, à laquelle participent ceux qui font profession de l’étudier, et qui ne peuvent l’interpréter sans prendre en considération les valeurs qu’il véhicule. L’œuvre juridique répond au besoin, vital pour toute société, de partager un même devoir-être qui la prémunisse de la guerre civile », expliquait-il dans son livre Homo juridicus (Seuil, 2005).

A. Supiot est un lecteur attentif de Pierre Legendre, historien du droit et psychanalyste, qui a réhabilité le terme de dogmatique pour marquer combien toutes les cultures reposent sur un socle de vérités indémontrables. En ce sens, le droit est une dogmatique. Certes il n’est pas la seule ni peut-être la plus influente dans nos sociétés. « Bon nombre d’économistes croient sincèrement en l’existence d’une main invisible du marché, qui ferait miraculeusement surgir la prospérité générale du libre jeu des égoïsmes… » La différence, c’est que le droit ne se réclame pas de la science. Il est, selon A. Supiot, « le dernier lieu d’une dogmatique consciente d’elle-même. Prenons le principe de l’égalité entre hommes et femmes. Il ne s’agit pas d’une vérité qui se fonderait sur la biologie. C’est un principe affirmé par le droit, auquel nous croyons et que nous sommes prêts à défendre parce qu’il est essentiel à notre civilisation. » C’est au droit social et en particulier au droit du travail que cet éminent juriste a consacré une bonne partie de ses travaux. « Le droit social a été la grande innovation juridique du XXe siècle. C’est là que l’on a vu ressurgir tout ce que refoule le droit civil des contrats : le corps humain et le temps long de la succession des générations, les relations de pouvoir fondées sur l’argent et la technique, les organisations et les conflits collectifs… Et pourtant aujourd’hui, on peut être agrégé des facultés de droit sans avoir appris ne serait-ce que les rudiments de la Sécurité sociale », explique-t-il avec regret.

Pour A. Supiot, « le mépris du travail a fait des ravages depuis vingt ans. À gauche, on a prétendu qu’il s’agissait d’une valeur en voie de disparition, et à droite, on a invoqué cette valeur pour réduire l’imposition du capital ! Quant aux pratiques contemporaines de management, elles traitent les hommes comme des ordinateurs programmables. La gestion par indicateurs de performance, la quantification visent toujours à rendre transparent ce qui ne peut l’être totalement. L’homme n’est pas une machine et dans l’accomplissement de son travail, il y a une part irréductible de subjectivité. En la niant, on donne naissance à des institutions pathogènes. La vague de suicides dont on parle beaucoup en ce moment est un symptôme de cette déshumanisation. »