Rencontre avec Amartya Sen : Un économiste humaniste

Comment remédier aux injustices du monde ? Comment garantir à chacun la liberté de se choisir la meilleure vie possible ? Telles sont les grandes questions qui tissent ensemble la trajectoire et les travaux d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie et figure majeure de la pensée contemporaine.

À 76 ans, le dynamisme d’Amartya Sen ne se dément pas. De passage à Paris le 12 janvier 2010, où il a enchaîné conférence (1), émissions de radio et interview, il repartait le lendemain pour l’Angleterre avant de rejoindre l’Inde, où, dit-il, il n’est jamais absent plus de six mois. « Je n’ai jamais rien fait de sérieux en dehors du travail académique », plaisante-t-il lorsqu’on lui demande de décrire sa vie. On pourrait appeler ça un karma, pour cet Indien qui a toujours vécu dans des campus universitaires. Né à Santiniketan (Ouest Bengale), dans le campus fondé par Rabindranath Tagore, où son grand-père enseignait le sanscrit et la civilisation de l’Inde ancienne, étudiant à Calcutta, puis au prestigieux Trinity College de Cambridge, il est ensuite devenu professeur dans ces deux universités, puis à Delhi, à la London School of Economics, à Oxford, à Harvard, au MIT, à Stanford, Berkeley, Cornell… et continue de se partager entre ces hauts lieux de l’intelligentsia universitaire mondiale.

Il ne faudrait pas en conclure pour autant que l’homme, devenu célébrité mondiale avec l’obtention du prix Nobel d’économie en 1998, est empesé dans une rigueur et une austérité tout académique. Bien au contraire ! C’est un personnage serein et chaleureux que nous avons rencontré, dans les luxueux salons parisiens de l’hôtel Lutetia pour le questionner… sur les injustices et la misère du monde !

L’une des raisons de son voyage est la sortie de son nouveau livre, L’Idée de justice, paru quasi simultanément en anglais et en Français (aux éditions Flammarion).

Ses yeux brillent de plaisir et d’excitation lorsque l’on évoque ce puissant essai de philosophie politique, qui synthétise l’ensemble de ses travaux et de ses réflexions depuis une trentaine d’années pour tenter de dresser un tableau, non pas de ce que pourrait être une justice parfaite (qui pour lui n’existe pas), mais de la manière dont on peut espérer réduire les injustices dans le monde.

publicité

Plus pragmatique que dogmatique donc, l’ouvrage n’en livre pas moins une passionnante discussion théorique, notamment une sorte de dialogue avec celui qui a longtemps fait autorité en matière de justice, le philosophe John Rawls (Théorie de la justice, 1971), à la mémoire duquel le livre est dédié.

« Il existe autour de nous des injustices manifestement réparables que nous voulons éliminer. » C’est là la grande idée d’A. Sen qui ne le quittera pas, celle qui a sous-tendu aussi bien ses recherches les plus pointues en économie que ses réflexions sur les possibilités d’exercice des libertés, les ambiguïtés de la notion d’égalité, la recherche d’une bonne mesure du bien-être et même l’idée de bonheur…

Il raconte souvent comment durant son enfance passée dans l’une des régions le plus pauvres de l’Inde, le Bangladesh – séparé de l’Inde lors de la partition avec le Pakistan en 1947 –, il a assisté à des scènes de violences débridées dues à la misère. Un après-midi de son adolescence, un journalier musulman, venu rechercher du travail dans la zone hindoue (où résidait la famille Sen), se réfugia derrière la grille de leur maison alors qu’il venait d’être poignardé à mort. « Cette expérience fut dévastatrice pour moi. Elle me fit prendre conscience du danger des replis communautaires, mais aussi de la manière dont certaines situations économiques peuvent transformer un homme en proie. »

Dans les années 1970, A. Sen cherche à comprendre le mécanisme des famines. Ses premiers travaux sont empiriques. Avec une vieille bicyclette, il arpente le Bengale – en proie à ce fléau récurrent –, compare les prix du riz, et constate que le phénomène est essentiellement rural et que des villes comme Calcutta ne sont pas touchées.

« Pourquoi, pendant que trois millions de gens mouraient, n’y avait-il personne de ma famille, de mes amis, de mon entourage menacé dans leur survie ? La nature sociale des famines est devenue pour moi une évidence. » De ces réflexions sortira en 1981 l’un de ses livres les plus célèbres : Poverty and Famines: An essay on entitlement and deprivation (2), dans lequel A. Sen montre que les famines les plus graves n’ont rien à voir avec les variations des productions agricoles. Ce sont l’effondrement des revenus des paysans, l’augmentation des prix des denrées et leur rétention dans certains lieux, liés à un déficit de démocratie, qui sont en cause. Ceux qui ont des revenus suffisants ne sont pas touchés.