Vous considérez que nous sommes entrés, depuis la fin des années 1970, dans un « nouveau monde », expression qui doit donner son titre à votre prochain livre (1). Qu’y a-t-il de vraiment nouveau ?
Cette expression peut certes sembler banale, mais je lui donne un sens précis : pour la première fois dans l’histoire humaine, le monde est vraiment Monde. Nous assistons à un processus qui va bien au-delà de la mondialisation financière ou technique : la fabrication politique – au sens fort du mot – d’un espace planétaire. Des parties du monde autrefois dominées, comme l’Inde ou la Chine, s’imposent comme des partenaires à part entière sur la scène internationale. Le bloc soviétique s’est effondré, alors qu’il représentait le dernier véritable empire sur la surface du globe. La puissance américaine, dont l’hégémonie politique et militaire était incontestée, se trouve fragilisée. Nous sommes dans le premier monde qui ne se perçoit pas sous le signe d’antagonismes irréductibles entre ses parties. Il y a des grands et des petits, mais aucun Etat n’est en mesure de dominer les autres. Il s’agit d’un changement considérable, dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences sur la vie des sociétés.
C’est aussi en ce sens que j’utilise à dessein l’expression de « nouveau monde ». Le monde humain dans lequel nous vivons me paraît tout aussi inconnu que le monde spatial pouvait l’être pour Christophe Colomb et Vasco de Gama. Nous connaissons le globe, possédons des cartes, des satellites, des GPS, etc. Mais humainement parlant, nous sommes désorientés. Nous comprenons mal comment fonctionnent les sociétés et qui sont les individus qui les composent. La mondialisation géographique a eu lieu ; nous sommes aujourd’hui au tout début de la mondialisation humaine et sociale.
Nous aurions aussi affaire à un nouvel individu. C’est du moins ce que vous avez avancé dans l’un de vos articles célèbres, « Essai de psychologie contemporaine » (1998), où vous analysiez l’émergence d’un « nouvel âge de la personnalité ». Maintenez-vous cette thèse ?
Si je réécrivais ce texte aujourd’hui, il serait plus radical encore. Je crois en effet que nous avons affaire à une révolution anthropologique. Tout a changé : notre identité personnelle, notre rapport au corps, notre rapport aux autres et la façon dont nous nous inscrivons dans la société. Pour définir ce nouvel individu, on peut évoquer son narcissisme, son hédonisme, etc. Mais si ces catégories sont descriptives, elles restent insuffisantes pour rendre compte du remaniement extrêmement profond des repères de l’expérience subjective. Là encore, nous balbutions. Je crois que la bonne méthode consiste à examiner les éléments qui ont rendu cette mutation possible. Il y a tout d’abord eu la transformation des conditions de procréation et de naissance, qui a complètement modifié l’entrée dans le monde des êtres. Les évolutions démographiques ont également conduit à un bouleversement dans les âges de la vie, et par conséquent à une transformation des perspectives existentielles de chacun : on construit sa vie différemment selon qu’elle dure 50 ou 80 ans. Il s’est ensuite produit une révolution fondamentale des rapports entre les sexes, qui a affecté la manière dont chacun se représente soi-même et compose avec l’autre. Enfin, il s’est créé un type d’autoidentification des êtres par leur statut de droit, ce qui me paraît une donnée complètement nouvelle. Toutes les sociétés définissaient les personnes, fondamentalement, par l’extérieur. Elles disaient : « Tu es toi, mais ton identité t’est d’abord donnée par le fait que tu sois d’une famille, d’un pays, d’un monde… » Or ce mode de définition, par l’extérieur, a pris fin. À partir du moment où la société se définit comme une collection d’individus individués, chacun devient, de droit, un individu existant pour soi-même. Ces éléments ont concouru à l’émergence d’un nouveau type d’être, avec de nouvelles façons d’assumer son identité et ses liens aux autres.