Rencontre avec Sandra Laugier : Penser la vie ordinaire

Aux antipodes d’une conception éthérée de la philosophie, Sandra Laugier revendique une plus grande attention à la vie quotidienne et aux situations concrètes. Aimant à puiser dans la pensée américaine, elle montre que l’on peut aborder autrement la vie morale, la démocratie ou les rapports entre les genres…

En philosophie, Sandra Laugier est américaine de cœur. Qu’il s’agisse du care, de la désobéissance civile, de la philosophie du langage ordinaire ou du perfectionnisme moral, elle montre la productivité de certaines thèses anglo-saxonnes en France, espérant toujours relancer les débats, poser autrement les problèmes, sortir des ornières d’une tradition philosophique longtemps restée rétive à la pensée anglo-saxonne.

Toute jeune étudiante, elle s’intéresse à la question du langage et s’enthousiasme pour Ludwig Wittgenstein et Willard Quine. C’est à ce dernier qu’elle consacre sa thèse et part alors aux États-Unis où il enseigne. Nous sommes dans les années 1980 et le département de philosophie de Harvard connaît son âge d’or. Y enseignent des philosophes aussi prestigieux et aux perspectives aussi différentes que W. Quine, John Rawls, Nelson Goodman, Martha Nussbaum, Hilary Putnam ou Stanley Cavell ! Tout ce petit monde, malgré des regards différents sur la philosophie, se respecte, discute, débat. Un dynamisme intellectuel qui marque durablement S. Laugier ; elle l’évoque avec nostalgie en déplorant le sectarisme de certains philosophes analytiques en France.

Aux États-Unis, elle comprend que ce ne sont pas la logique et les possibilités de formalisation du langage, si prégnantes chez W. Quine, qui l’intéressent prioritairement, mais le langage comme objet vivant, réel, tel qu’il est parlé. Et c’est donc vers John Austin et le second Wittgenstein, qu’elle se tourne, autrement dit vers la philosophie du langage ordinaire, notamment grâce à S. Cavell, qui la marque durablement et qu’elle a fait découvrir en France. Les champs d’investigation de la philosophe sont vastes : du langage à la place des femmes, la démocratie, l’éthique, la littérature ou le cinéma, etc. Avec toujours pour exigence de garder un lien étroit avec le réel…

 

publicité

Comment caractériseriez-vous la philosophie du langage ordinaire dont vous êtes l’une des principales représentantes en France ?

Chez le premier Wittgenstein, chez W. Quine aussi, le langage est appréhendé comme production d’une image du monde et comme instrument de connaissance et d’accès au réel. C’était le sens au départ de la philosophie analytique. Mais comme je l’explique dans mon livre Du réel à l’ordinaire, voir le langage comme outil de description de la réalité, c’est très important, mais cela ne doit pas faire perdre de vue une chose : c’est que le langage fait partie du monde lui-même, que l’homme l’utilise dans la vie de tous les jours. En ce sens, il est pertinent de s’intéresser au langage comme pratique et comme forme de vie et pas seulement comme instrument de représentation. D’autant que cette question de l’adéquation du langage à la réalité, autrement dit la question du réalisme, donne lieu à beaucoup de débats théoriques dont on ne sort jamais.

Cette nouvelle perspective est celle qu’adopte le second Wittgenstein : il ne s’agit plus de se demander si le langage est une image de la réalité, mais de revenir sur terre et de voir quelles sont les pratiques dans lesquelles le langage est pris, et comme il entre en résonance, dans un effet de justesse, avec le réel. Et là, tout un univers nouveau surgit. C’est ça le retour au « sol raboteux de l’ordinaire » pour reprendre une expression célèbre de L. Wittgenstein qui engage ainsi à renoncer aux grandes généralités et à s’attacher au particulier.

Cette démarche rompt donc avec une vision grandiloquente et généraliste de la philosophie avec sa rhétorique et ses grands concepts. Mais la philosophie du langage ordinaire se démarque aussi de la philosophie de l’esprit. En effet, à partir des années 1980-1990, on assiste à un tournant de la philosophie analytique qui considère que finalement la philosophie du langage est simplement une étape appelée à être dépassée par une philosophie de l’esprit. C’est ce pas de plus auquel je résiste depuis longtemps car je pense que la réalité des usages est indépassable, et probablement plus riche. Il n’y a pas besoin de passer à une étape suivante qui serait la description des états de l’esprit qui soutiendraient l’activité linguistique.

 

Comment cet intérêt pour le langage ordinaire vous a-t-il conduit à vous pencher sur la littérature, le cinéma, les séries télévisées ?