En 1963, paraît en français le premier tome des Essais de linguistique générale, recueil d'articles de Roman Jakobson. L'événement n'est pas des moindres : la France est alors en pleine vague structuraliste, et R. Jakobson en est la figure de proue. A l'origine, le structuralisme est issu de la linguistique : au début du xxe siècle, Ferdinand de Saussure révolutionne la linguistique en considérant que la langue n'est pas seulement le fruit des accidents de l'histoire, mais qu'elle est un véritable système, un ensemble cohérent et autonome de dépendances internes. Selon Saussure, la langue doit être étudiée en synchronie (sans se préoccuper de son histoire), et de façon immanente (à l'exclusion de tout facteur externe). Présenter l'oeuvre de R. Jakobson implique d'en retracer l'itinéraire, tant géographique qu'intellectuel. En 1915, il participe à la création du Cercle linguistique de Moscou et s'imprègne du formalisme russe pour lequel prédomine l'analyse des formes du discours, indépendamment de leur histoire ou de leur auteur. Par de tout autres cheminements que ceux de Saussure, c'est également l'étude des formes immanentes qui est privilégiée. En 1926, il participe à la création du Cercle linguistique de Prague, aux côtés de son compatriote russe Nicolaï Troubetzkoï. Ils vont alors donner naissance à la phonologie, étude de la fonction des sons dans une langue, en s'inspirant de l'idée de système défendue par Saussure. Après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis, R. Jakobson se réfugie d'abord en Scandinavie, puis s'installe définitivement aux Etats-Unis. En 1942, à New York, il fait une rencontre cruciale : celle de l'anthropologue français Claude Lévi-Strauss, qu'il initie à la linguistique structurale. Ce dernier s'en inspirera pour fonder son anthropologie structurale, ouvrant la voie à l'extension du structuralisme au sein des sciences humaines.
La carrière de R. Jakobson comporte une multitude d'articles publiés dans diverses revues, allemandes, russes ou américaines. Une oeuvre éparse et difficilement accessible, d'où la nécessité d'un recueil comme les Essais de linguistique générale. C'est le linguiste Nicolas Ruwet qui, avec le soutien de l'auteur, rassemble et traduit la série d'articles qui en composent le premier tome, suivi d'un deuxième en 1973. Ces deux volumes soulignent le parcours hétéroclite de R. Jakobson, et constituent une porte d'entrée sur plus de trente années de recherches. S'il est impossible de saisir la totalité d'une oeuvre aussi foisonnante, on peut toutefois en dégager quelques apports majeurs.
La phonologie, ou le système différentiel des sons
C'est au sein du Cercle linguistique de Prague, au cours des années 1920-1930, que N. Troubetzkoï et R. Jakobson fondent la phonologie, en s'inspirant notamment des travaux de Jan Baudoin de Courtenay. Là où la phonétique s'applique à classifier des sons concrets, la phonologie s'intéresse à leur fonction dans le système abstrait de la langue. Elle a pour unité le phonème. Un son n'est un phonème que s'il joue un rôle distinctif dans une langue, s'il permet de distinguer un mot d'un autre : « mal » n'est pas « mâle », « pas » n'est pas « bas », etc. Le procédé qui permet d'identifier les phonèmes s'appelle la commutation : si le changement de son engendre un changement de sens, alors on a à faire à un phonème. La commutation intervient sur l'axe paradigmatique (axe de la sélection, entre /b/, /m/, /t/, etc.), mais il faut également prendre en compte l'axe syntagmatique (axe de la combinaison : « bon », « mon », « ton », etc.). C'est sur cet axe que s'opèrent les permutations (image/magie). Une fois combiné aux autres sons d'un mot, un phonème peut connaître certaines transformations dues au contexte : le mot « médecin », par exemple, est souvent prononcé « metsin », car les caractéristiques de certains sons « déteignent » sur les autres.