Sartre contre Aron Entre conviction et responsabilité

Jean-Paul Sartre et Raymond Aron incarnent deux visions de l’intellectuel français durant la deuxième moitié du 20e siècle : la gauche tiers-mondiste contre la droite libérale, la littérature face au savoir universitaire, la révolution contre la réforme.

1575284291_SARTRE.png
Poignée de mains entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron en présence d'André Glucksmann (1979)

Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Raymond Aron (1905-1983) se rencontrent à Paris, sur les bancs de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où ils sont admis en 1924. S’y côtoient des philosophes d’une même génération qui, à des titres divers, marqueront leur époque : Georges Canguilhem et Daniel Lagache deviendront respectivement des pionniers de la philosophie des sciences et de la psychologie ; Paul Nizan et Jean Cavaillès verront leur destin brisé par la Deuxième Guerre mondiale : le premier meurt au combat lors de la bataille de Dunkerque en 1940 tandis que le second, héros de la Résistance, est fusillé par les Allemands en 1944. Sartre et Aron survivront au conflit et s’imposeront parmi les intellectuels français les plus en vue après 1945.

Dans une période de guerre froide, les deux philosophes dessinent, par leur engagement, les nouvelles lignes de front politiques : d’une part, le clivage entre la gauche et la droite ; d’autre part, l’opposition des formes d’engagement dans la cité. Sartre incarne l’écrivain engagé, épousant la cause des opprimés contre la bourgeoisie, jusqu’à légitimer la violence. Aron est un « spectateur engagé », universitaire et éditorialiste, s’appuyant sur ses connaissances pour exprimer un jugement modéré sur le bon gouvernement. Le romantisme révolutionnaire face à la prudence libérale : une part de l’histoire de France en somme.

Une éducation allemande

Cette opposition de styles se manifeste dès leur prime jeunesse. Lorsque les deux philosophes se présentent à l’agrégation de philosophie en 1928, Aron est reçu premier tandis que Sartre est recalé. Le major est stupéfait : comment se fait-il qu’on ne reconnaisse pas le talent de son ami ? Sartre repasse le concours l’année suivante et finit premier. L’auteur des Mots le confesse en substance à son « petit camarade » Aron : « La première année, j’ai fait du Sartre ; la deuxième année, j’ai fait du Kant… » Entre Sartre turbulent et transgressif, qui renoncera à la carrière universitaire et refusera le prix Nobel de littérature et Aron, métronome de la pensée, respectueux des codes, appelé aux plus hautes fonctions universitaires, le fossé s’est déjà creusé.

Aron reconnaît à Sartre un génie littéraire qu’il ne possède pas ; il est quant à lui aux avant-postes de l’histoire. Ainsi est-il l’un des premiers normaliens à retourner en Allemagne, plus de dix ans après le traité de Versailles. À Cologne puis à Berlin entre 1931 et 1933, il enseigne le français et travaille sur sa thèse. Son projet initial : la philosophie de la biologie. Mais Aron change de sujet face à l’inquiétant spectacle qui lui est offert : montée du nazisme, antisémitisme, autodafés. L’histoire est à nouveau en marche. « Français juif », ainsi qu’il se définit, il se donne désormais pour tâche de « penser l’histoire en train de se faire ». Sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire, est soutenue en 1938, quelques jours avant l’Anschluss. Elle montre, à rebours de Hegel et Marx, qu’il n’y a pas de sens de l’histoire, que la politique est une action délibérée et parfois dramatique, non un processus dont les humains seraient les jouets.

publicité

Pour Sartre, l’histoire et la politique ne constituent pas un sujet majeur à l’époque. Dans les Carnets de la drôle de guerre, écrits entre 1939 et 1940, il reconnaît même son « indifférence politique ». En 1933, lors de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, il prend le poste d’Aron à Berlin, mais il est davantage préoccupé par sa carrière littéraire naissante et sa découverte de la phénoménologie de Husserl et Heidegger. Ces lectures jouent un rôle décisif pour le penseur de l’existentialisme, qui publie en 1943 L’Être et le néant, en écho à Être et Temps de Heidegger, puis L’existentialisme est un humanisme en 1945, en guise de manifeste.