Dans la communauté éducative, le propos du ministre est entendu comme une nouvelle tentative de restauration d’une école à la papa, sur fond de blouses grises marchant au pas en rangs par deux, de châtiments corporels, où tous les élèves épellent docilement à l’unisson le fameux « b-a ba / pa-pe-pi-po-pu… » de la vieille méthode syllabique… Fausse querelle que la querelle des méthodes !, affirment pourtant des spécialistes de l’éducation qui s’invitent dans le débat. Roland Goigoux par exemple, professeur à l’université de Clermont-Ferrand, affirme que « la guerre des méthodes est finie » depuis longtemps et que l’immense majorité des maîtres utilisent des méthodes de lecture « forgées progressivement dans les pays francophones au cours des trente dernières années (et) cohérentes avec les principaux résultats des recherches scientifiques récentes » (1)… Justement, les déclarations du ministre se réclament de ces « recherches scientifiques récentes » et particulièrement ici, du rapport de l’Observatoire national de la lecture (ONL), qui a rendu ses conclusions en 2005. Ce rapport s’appuie notamment sur les travaux de Michel Fayol et José Morais, chercheurs en psychologie cognitive (2). De là à incriminer la psychologie cognitive, souvent mal connue et dont les travaux restent mystérieux pour les non-initiés, de tous les maux, il n’y a qu’un pas qui, s’il n’est pas franchi, nourrit bien des fantasmes… La soupçonner par exemple, par ses recherches se réclamant d’une scientificité pure et dure, de cartographier les comportements humains à partir de données biologiques et à terme, de nous dessiner un monde à la Orwell ou à la Huxley où chacun serait programmé sous la férule de scientifiques démoniaques, au service d’un pouvoir totalitaire qui annihilerait toute libre pensée…
Des grandes théories pour l’apprentissage
Qu’en est-il exactement ? La psychologie de l’éducation ne s’est-elle pas toujours nourrie des apports des scientifiques ? « Qu’est-ce qu’apprendre », « comment apprend-on ? »…, ces questions ne concernent-elles pas au premier chef le monde de l’école ? Pour comprendre le désarroi des praticiens de l’éducation face aux orientations actuelles des recherches en psychologie, un petit détour historique est nécessaire. Tout au long du xxe siècle, de grands courants théoriques ont influencé les pratiques éducatives et les méthodes pédagogiques.Le courant de l’éducation nouvelle par exemple, et les méthodes actives très en vogue aujourd’hui s’appuient sur la psychologie fonctionnaliste du début du xxe siècle, selon laquelle on apprenait dans l’action – résumée par le fameux « learning by doing » de John Dewey (1859-1952). Un autre courant très puissant au xxe siècle a été le behaviorisme, qui prônait l’apprentissage par conditionnement du sujet. Le behaviorisme, qui refusait de s’intéresser à l’activité mentale du sujet, a donné naissance, dans les années 1950, à l’enseignement programmé initié par Burrhus F. Skinner (1904-1990), dans lequel l’élève était censé apprendre par essais et erreurs, ou encore à la pédagogie par objectifs, qui décompose les apprentissages complexes en toute une série d’apprentissages élémentaires censés se cumuler.
Puis, dans la seconde moitié du xxe siècle, le constructivisme piagétien s’est progressivement imposé. Qu’est-ce que l’intelligence ? Comment fonctionne l’esprit humain ?, s’est demandé le psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980), préfigurant ainsi les interrogations de la psychologie cognitive. Pour J. Piaget, le sujet construit ses connaissances par ses propres actions (d’où le qualificatif de constructivisme) et il définit alors l’intelligence comme un processus d’adaptation dans lequel interagissent les structures mentales et l’environnement.
Une « révolution cognitive »
Sa théorie, qui modélisait des stades de développement de l’intelligence, conditionnant les apprentissages possibles à chaque âge, a eu un impact majeur dans le champ de l’éducation. Ce faisant, J. Piaget a déplacé l’attention des psychologues et des pédagogues sur les processus mentaux (ou cognitifs) utilisés en situation d’apprentissage.
Ce regain d’intérêt pour l’activité cognitive a été parallèlement porté par le développement prodigieux des « sciences cognitives ». Egalement appelées « théories du traitement de l’information », les sciences cognitives s’intéressent à la manière dont un sujet sélectionne et organise l’information, la stocke en mémoire, la récupère pour la réutiliser. Cependant, que trouve-t-on derrière ce programme global ? Une multiplicité de recherches, produites aux quatre coins de la planète, et qui, chacune, s’intéressent à un aspect spécifique du traitement de l’information. Les unes portent sur la mémoire, d’autres sur l’attention, la compréhension, le jugement, la métacognition, le langage… D’autres sur la manière dont s’acquièrent différents types de connaissances (le rôle des représentations, les catégorisations et les modèles mentaux), d’autres encore sur la plasticité des réseaux neuronaux ou encore l’impact des émotions dans la cognition… A l’aube du xxie siècle, on peut dire que les sciences cognitives sont devenues une vaste galaxie, un univers complexe de disciplines, de recherches spécialisées et de théories…, dans lesquels il n’existe pas une théorie dominante ni un modèle qui donnerait la clé ultime du fonctionnement mental (3).
Finis donc les grands paradigmes unifiés comme le behaviorisme qui structuraient la psychologie de l’apprentissage et les pédagogies qui en découlaient. Le constructivisme piagétien lui-même est diversement discuté et remis en question.
Pour le chercheur français Olivier Houdé par exemple, qui appuie ses travaux sur les données de l’imagerie cérébrale, les apprentissages cognitifs correspondent à un mécanisme de révision des fausses croyances, lié au développement d’une capacité d’inhibition que J. Piaget avait ignorée. Développer son intelligence consisterait donc à réviser ses fausses croyances. Partant du principe que « l’intelligence est une fonction du cerveau et que ce sont des millions de cerveaux qui vont chaque jour à l’école », O. Houdé souhaite jeter les bases d’une « neuropédagogie cognitive » qui prenne en compte les avancées récentes des chercheurs (4). La « neuropédagogie » va-t-elle devenir un nouveau paradigme pour l’école du xxie siècle ? Pour le moment, hormis le projet que l’expression sous-tend, les contours en sont encore bien flous…
Et c’est précisément là l’une des causes du malaise entre les praticiens de l’éducation et les chercheurs en sciences cognitives. Les premiers doivent élaborer des méthodes et des techniques pour de faire apprendre aux élèves, dans le contexte global impliqué par une situation de classe. Les seconds cherchent à décrire et à expliquer comment fonctionne dans le cerveau les mécanismes d’apprentissage, pouvant apporter tout au plus aux premiers des « repères pour l’action » (5)… Sans compter qu’il faudrait, pour pouvoir dessiner les contours d’une véritable pédagogie cognitive, pouvoir relier des travaux portant sur différents facteurs de la cognition, aussi divers que ceux concernant la démarche de résolution de problème, la diversité des stratégies d’apprentissage, ou encore la motivation ou le rôle des émotions… ce que, du propre aveu de Michel Fayol (voir l’entretien ci-contre), les cogniticiens eux-mêmes ne sont pas à même de réaliser à l’heure actuelle.
On saisit bien néanmoins tout l’intérêt que les deux domaines auraient à dialoguer. C’est d’ailleurs dans ce but que le ministère de la Recherche (et de l’Education) a mis en place en 2000 un programme « Ecole et sciences cognitives », destiné à « promouvoir ou renforcer les études concernant le développement de l’enfant et les apprentissages ; d’autre part, construire les interfaces entre pratiques pédagogiques et recherches fondamentales en sciences cognitives » (6).
C’est de ce programme qu’est issu le rapport sur l’apprentissage de la lecture, domaine dans lequel, il faut le noter, les recherches sont les plus abouties et fournissent les données les plus concrètes pour les enseignants.
Pourtant, « la communication entre chercheurs et praticiens reste souvent difficile… Il est bien clair que les travaux scientifiques ne constituent pas en soi des approches didactiques. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, susciter une réflexion pédagogique… », écrivent deux chercheurs en sciences cognitives, Jean Ecalle et Annie Magnan, dans leur introduction au numéro de la Revue française de pédagogie, intitulée « Sciences cognitives, apprentissages et enseignement » (7).