Dans ce sens très général, la notion de forme est voisine de toute une série de concepts en sciences humaines – schéma, schème, type, modèle et structure – auxquels elle peut servir de notion fédératrice. Ce concept de forme est au cœur de toute la pensée allemande du premier tiers du xxe siècle. Loin de se réduire à la « psychologie de la forme » (ou Gestalt-psychologie) à laquelle elle a été associée, l’idée de forme étend ses ramifications en philosophie, sociologie et anthropologie, tout ce que l’on appelait alors les « sciences de la culture ». Dans ce dernier cas, la forme touche alors à l’idée de totalité sociale, proche de celles d’esprit du peuple (Volksgeist) voire de vision du monde (Weltanschauung).
Le sens émerge de la perception
La notion de forme a été théorisée par le philosophe Christian von Ehrenfels (1859-1932), qui publia en 1890 « Über Gestaltqualitäten ». Dans cet article, C. von Erhenfels expliquait que, dans l’acte de perception, nous ne faisons pas que juxtaposer une foule de détails, mais nous percevons des formes (Gestalt) globales qui rassemblent les éléments entre eux. L’article de C. von Erhenfels marqua le point de départ de toute une série de recherches, qui donnèrent naissance à l’école berlinoise de la psychologie de la forme, dont les principaux représentants furent Wolfgang Köhler (1887-1967), Kurt Koffka (1886-1941) et Max Wertheimer (1880-1943). Pour les psychologues de la forme, la perception mobilise des formes qui organisent et donnent sens aux éléments perçus. Dans tout acte mental, le sens émerge de la perception de la totalité de la situation et passe donc inaperçu si l’on se contente de décomposer puis d’additionner les éléments qui composent l’acte en question. C. von Erhenfels donne l’exemple célèbre de l’écoute d’un morceau de musique : l’on ne perçoit pas la juxtaposition des notes d’une mélodie, mais un ensemble structuré. C’est la forme globale de la mélodie qui compte, d’ailleurs on reconnaît la mélodie si l’on transpose celle-ci dans une autre tonalité ou si l’on y introduit des variations : l’air reste reconnaissable car la « forme » générale persiste. Tel est le sens de la formule fondamentale de la psychologie de la forme : « Percevoir, c’est reconnaître une forme. » L’esprit humain obéirait à des lois universelles de perception, grâce auxquelles il appréhende et organise naturellement ce qu’il perçoit (voir l’encadré p. 50). La « mise en formes » de la perception a de très nombreuses applications, qui ne se limitent pas à la simple perception : on peut l’appliquer à la mémoire et à l’apprentissage – donc, plus généralement, à l’intelligence.Au moment où C. von Erhenfels concevait la Gestalt, Edmund Husserl (1859-1938) lançait l’idée d’une nouvelle science de l’esprit, la phénoménologie, visant à étudier les « essences » des phénomènes. La notion d’essence telle que la pensait E. Husserl était voisine de la Gestalt. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard. C. von Erhenfels et E. Husserl avaient été les élèves du psychologue Franz Brentano (1838-1917), le théoricien de l’intentionnalité.
La phénoménologie, science des essences
Pour la phénoménologie, toute conscience se tourne vers des choses et en extrait des essences. L’essence d’une fleur, telle que l’esprit la conçoit, n’est pas une représentation précise de telle rose ou marguerite, c’est une forme générale abstraite (une tige, des pétales, des feuilles…) dépouillée d’attributs particuliers et qui s’applique à toutes les fleurs en général. On le voit : la notion d’essence en phénoménologie n’est pas loin de la notion de forme. Dans ses Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique (1913), E. Husserl définissait la phénoménologie comme « science des essences » dont la démarche consiste à se centrer sur des perceptions singulières (la vision d’un chat roux, noir ou blanc) pour s’occuper des essences (1).Reprenons le cas du rectangle. En géométrie, un rectangle est une figure aux caractéristiques universelles : elle a quatre côtés et ses angles sont droits. On peut faire varier la taille du rectangle, changer sa largeur ou sa longueur, son essence de rectangle reste la même. Cette démarche qui consiste à modifier par la pensée les caractères d’un objet mental afin d’en dégager l’essence, il la nomme « variation eidétique ». Et lorsque je perçois un objet rectangulaire, je vois en lui à la fois un objet physique et une forme géométrique (le rectangle). Le rectangle est un être mathématique universel, une essence, même si on l’appréhende toujours sous des formes empiriques. E. Husserl pensait avoir jeté les fondements d’une philosophie nouvelle dont le champ d’investigation s’ouvrait à tous les phénomènes mentaux : souvenir, rêve, expérience esthétique, croyance religieuse…
Outre la phénoménologie, la philosophie s’intéressa à la notion de forme par le biais du néokantisme. Déjà Emmanuel Kant définissait dans Critique de la raison pure (1781) des « catégories a priori de l’entendement », en postulant que nos connaissances sont moulées dans des cadres mentaux préexistants qui formatent notre pensée… Selon lui, la perception du temps (linéaire), de l’espace (à trois dimensions) et de la causalité (chaque événement a une cause qui le précède) ne reflète peut-être pas la nature profonde du monde, mais plutôt la structure de notre esprit. Les néokantiens poussèrent plus avant cette logique : la notion de schème n’est-elle pas aussi une forme à travers laquelle la pensée réordonne le réel ? On retrouve aussi la notion de forme chez Ernst Cassirer, auteur de Philosophie des formes symboliques (1923-1929). Pour le philosophe allemand, le langage donne accès au monde à travers des symboles. A la différence du cri de l’animal qui n’a qu’une signification unique, les symboles du langage sont porteurs de multiples significations. L’animal ne voit dans l’eau qu’un liquide qu’il peut boire. Pour l’homme, l’eau est aussi une idée, un mot, qui renvoie à d’autres idées, d’autres mots : la fraîcheur, la pureté, la mer, la vie, etc. C’est grâce à ce jeu de correspondances infinies entre les symboles que fonctionnent les mythes, la poésie : les symboles permettent la créativité humaine. Donc chez E. Cassirer aussi, les formes « symboliques » permettaient de penser le monde. A son tour, E. Cassirer influença des penseurs de l’esthétique comme Erwin Panofsky (1892-1968), qui publia en 1927 un essai sur La Perspective comme forme symbolique. Dans cet ouvrage, le fondateur de l’iconologie a voulu montrer que l’apparition de la perspective en peinture au xvie siècle exprimait une nouvelle vision du monde, un style de pensée propre à une époque.
De la forme sociale
Mais l’idée de forme a marqué également l’anthropologie et la sociologie de l’époque. Le sociologue Georg Simmel (1858-1918), lui-même néokantien, se réclamait explicitement de ce qu’il appelait la « sociologie formelle ». Pour lui, une forme sociale, c’est une communauté, une famille, une secte, une Eglise, une famille, une nation, etc. La forme sociale, c’est un ensemble organisé qui unit les membres d’un groupe en une configuration stable. Chaque forme sociale se caractérise par des traits culturels distinctifs, qui sont liés entre eux de façon organique et forment un « style » propre. La « forme sociale » n’apparaît jamais dans la réalité à l’état pur. Elle est dégagée par un processus de pensée, que l’on appellerait aujourd’hui la modélisation, qui consiste à dégager des caractéristiques saillantes d’un phénomène social. De ce point de vue, la forme est proche de ce que Max Weber (1864-1920) nommait l’« idéal-type ».L’anthropologue Leo Frobenius (1873-1938) avait aussi en tête la notion de forme lorsqu’il impulsa l’étude des aires culturelles (Kulturkreise). Chercheur atypique et voyageur infatigable, il peut être considéré comme le fondateur du courant culturaliste allemand, dont le concept clé est le foyer de diffusion culturelle (Kulturkreis). Selon lui, si les traits culturels se diffusent par emprunte à partir d’un foyer initial, il reste que chaque peuple a une « forme culturelle » particulière : forme qu’il propose d’étudier via sa théorie de la forme extérieure des cultures ou morphologie sociale (Kulturmorphologie), en tenant compte de la distribution géographique des faits culturels, mais aussi de leur ordre d’apparition historique. Mais s’il utilise lui aussi le terme de forme, ce n’est pas tout à fait un hasard : L. Frobenius et les psychologues de la Gestalt sont en lien direct : ces hommes se connaissent et s’influencent mutuellement. La forme est perçue comme une configuration culturelle, le style d’une époque, d’une culture.
Finalement, si l’on garde à l’esprit que la forme, concept central de la psychologie de la Gestalt, se retrouve à la fois en philosophie, en sociologie et en anthropologie, on est donc bien en présence d’un paradigme global, tel que l’a défini le philosophe des sciences Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques (1962). En effet, la notion satisfait aux deux critères avancés par T. Kuhn : la forme a permis d’ériger une théorie explicative générale qui devint prépondérante dans toutes les sciences humaines dans l’Allemagne des années 1930, au point qu’elle ne trouva aucun groupe pour proposer de théorie alternative, et qu’elle ouvrit des perspectives suffisamment vastes pour que de nouveaux domaines du savoir se développent (2). De fait, la notion a été aussi importante à la pensée allemande de cette époque que les notions de structure dans la France des années 1960 ou de système dans la pensée américaine de l’après-guerre. L’idée de forme s’oppose globalement à l’« élémentarisme » qui domine alors la pensée anglo-saxonne (et que l’on retrouve tant dans l’empirisme que dans le béhaviorisme ou la pensée analytique). Pour la pensée élémentariste, les éléments simples sont des données premières. La perception procède du simple vers le complexe, des détails vers les vues d’ensemble ; la connaissance part de propositions élémentaires avant de parvenir à toute synthèse ; la réalité physique est d’abord composée de particules élémentaires qui s’associent ensuite pour former la matière ; enfin, l’organisation sociale n’est rien d’autre qu’un agrégat d’individus. En résumé, la théorie élémentariste est une pensée bottom-up (du bas vers le haut). L’approche en terme de forme renverse cette perspective. En matière de perception, la Gestalt précède la perception des détails ; dans la réalité physique, les champs de forces et structures globales font émerger des propriétés nouvelles ; dans la réalité sociale, le groupe, la culture, la nation et l’organisation priment sur l’individu. En bref, pour la théorie de la forme, « le tout est supérieur à la somme des parties ». En ce sens, la théorie de la forme est un holisme.
L’exil des savants
A partir des années 1930, le paradigme va s’effondrer pour des raisons historiques précises qui ont peu à voir avec la logique scientifique. La plupart des théoriciens de la forme étaient juifs. Or, peu après l’accession d’Adolf Hitler à la chancellerie, les nazis firent des autodafés avec les livres « non aryens » et mirent en place un numerus clausus dans les universités. Commença alors un exil des savants juifs, principalement aux Etats-Unis et concernant tous les domaines scientifiques, qui allait priver l’Allemagne puis l’Autriche de leurs élites intellectuelles. Cela ne fut pas sans conséquences sur le cours des sciences de la culture. La greffe américaine allait conduire à des transformations, à des renaissances et parfois au dépérissement complet de certains courants de pensée. Les trois fondateurs de la Gestalt émigrèrent aux Etats-Unis mais ils furent dispersés et ne retrouvèrent pas de poste important à l’université. A cette époque en effet, la psychologie américaine était dominée par le béhaviorisme, dont l’approche était en tous points opposée à la vision globaliste et mentaliste de la psychologie allemande. La Gestalt disparut ainsi quasi totalement en psychologie, exception faite de celui qui fut un héritier célèbre de ce mouvement : Kurt Lewin (1890-1947), précurseur de la psychologie sociale et théoricien du champ psychologique et de la dynamique de groupe. Selon lui, notre environnement physique et social constitue un champ de forces (par analogie avec les sciences physiques), car les objets ou les personnes qui nous entourent créent des champs d’attraction ou de répulsion. Ce qui l’amena par exemple à analyser les différentes formes de domination qu’exerce un leader dans les petits groupes humains.
Toutefois, la théorie de la forme connaît un renouveau certain depuis les années 1980. Actuellement, les spécialistes de la perception s’interrogent notamment pour savoir à quel niveau perceptif se constituent les formes qui donnent sens aux informations reçues (niveau sensoriel, perceptif ou cognitif). Une question se pose également pour savoir quand et comment se constituent les « bonnes formes ». Les recherches récentes insistent sur l’extrême précocité des aptitudes à percevoir des formes. Selon Jacques Mehler, « tous les résultats convergent pour montrer que les enfants de trois mois sont sensibles aux bonnes formes, conformément aux principes de la Gestalt (3) ». Enfin, certains théoriciens des sciences cognitives cherchent à établir un pont entre la théorie des formes et les outils mathématiques de la morphogenèse (naissance des formes) dont René Thom fut le pionnier. S’opposant au courant connexionniste, les chercheurs Yves-Marie Visetti et Jean Lassègue organisent depuis quelques années un séminaire des formes symboliques, et reviennent sur l’histoire de la notion de forme (4).
NOTES
(1) J.-F. Lyotard, La Phénoménologie, Puf, coll. « Que sais-je ? », 14e éd., 1992.
(2) T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, coll. « Champs », 1992.
(3) J. Mehler et E. Dupoux, Naître humain, 1990, rééd. Odile Jacob, 2006.
(4) Voir le site http://formes-symboliques.org
La Gestalt et les formes symboliques
La théorie de la Gestalt (forme, ou configuration) est née en Allemagne dans les années 1920, dans le sillage des travaux de Max Wertheimer, Kurt Koffka et Wolfgang Köhler.Cette théorie prend le contre-pied des thèses dominantes de l’époque (issues des travaux de John Stuart Mill et Hermann von Helmholtz) qui envisageaient la perception comme la combinaison de sensations élémentaires. Pour les tenants de la Gestalt, la perception passe par la reconnaissance de formes globales et non d’un assemblage de détails. Dans la perception, le tout prime sur les parties.
Le processus de reconnaissance passe par l’application de formes (configurations globales) sur des éléments donnés. Percevoir, c’est reconnaître une forme.
L’émergence d’une forme s’explique, selon les psychologues de la forme, par certaines « lois » de l’organisation perceptive, parmi lesquelles on relève :
• la loi de proximité selon laquelle des éléments proches tendent à se grouper ;
• la loi de ressemblance selon laquelle nous avons tendance à regrouper des éléments qui présentent des caractéristiques identiques ;
• la loi de symétrie selon laquelle des figures ayant un axe de symétrie sont perçues plus spontanément que les autres ;
• la loi de clôture selon laquelle on a tendance à combler les figures qui nous semblent proches d’une forme connue.
Les illusions d’optique mettent en lumière ce processus. Un fameux exemple a été proposé en 1915 par Edgar Rubin, psychologue à l’université de Göttingen. Dans la figure du vase de Robin (voir l’illustration), l’œil a tendance à percevoir un vase. Cela prouve tout d’abord qu’il applique une forme connue (le vase) à une image donnée. Puis l’on s’aperçoit ensuite que l’image peut être lue différemment : il s’agit aussi de deux visages de profil qui se regardent. Une fois que l’on a reconnu cette nouvelle forme, elle s’impose à notre esprit et le vase s’efface..