◊ Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, 1949.
◊ Trouble dans le genre . Pour un féminisme de la subversion, Judith Butler , 1990.
Simone de Beauvoir (1908-1986)
Simone de Beauvoir se distingue très jeune par ses capacités intellectuelles. À l’adolescence, la jeune fille décide de consacrer sa vie aux études et à l’écriture. Elle découvre la philosophie à la Sorbonne où elle rencontre Jean-Paul Sartre. En 1929, elle réussit l’agrégation et devient professeure de philosophie. Elle fonde alors avec Sartre et Maurice Merleau-Ponty la revue Les Temps modernes qui diffuse les idées existentialistes. Ses « amours contingentes », hétéro- et homosexuelles, lui vaudront de devoir quitter l’enseignement. Dès lors, elle vivra de ses romans et essais, jusqu’à sa mort en 1986.
Le Deuxième Sexe, 1949. Simone de Beauvoir
“Par son action, la femme peut à tout moment, si elle le veut, modifier sa situation. Cette action, en retour, justifiera son existence, c’est-à-dire sa liberté.”
En 1949, le Castor, comme l’appelle son compagnon Jean-Paul Sartre, est l’une des égéries d’un Saint-Germain des Près en pleine effervescence intellectuelle, où se croise l’intelligentsia branchée de l’époque. Déjà auteure d’un roman remarqué (L’Invitée, 1943), Simone de Beauvoir, avec Le Deuxième Sexe, va acquérir une reconnaissance internationale. Publié en 1949, cet ouvrage deviendra dans les années 1960 un classique du mouvement féministe et une référence fondatrice des gender studies américaines, immortalisé par la petite phrase célébrissime : « On ne naît pas femme, on le devient. »
Dans ce long essai constitué de deux tomes (Les Faits et les Mythes ; L’Expérience vécue), Beauvoir analyse en profondeur tous les arguments – scientifiques, sociaux, culturels – qui fondent l’infériorisation de la condition féminine. La biologie, la psychanalyse, la religion, l’histoire, la société…, autant de domaines théorisés ou régis par les hommes. Et Beauvoir s’attache aussi à montrer la contribution des femmes dans la construction de cette hiérarchie des sexes : « Une des malédictions qui pèsent sur les femmes est que leurs enfants sont élevés par des femmes. »
Pour la philosophe imprégnée d’existentialisme, aucun argument solide de « nature » ni de « culture » ne peut justifier la mise à l’écart du « deuxième sexe » de la marche du monde. Mais cette oppression n’est pas irréversible. Paradoxalement, alors que le féminisme est en train de prendre son deuxième souffle pour devenir l’un des plus puissants mouvements sociaux de la fin du XXe siècle, elle considère, en 1949, que les femmes ont pratiquement gagné leur émancipation, notamment grâce à l’accès aux études et à l’indépendance économique. C’est certes le cas pour elle, qui décidera de ne pas enfanter : la maternité constitue de son point de vue une aliénation, un frein à leur liberté d’exister.
Ce féminisme existentialiste lui attire de nombreuses inimitiés. Dès sa sortie, Le Deuxième Sexe suscite des réactions passionnées. Certains la traitent de pornographe ou de lesbienne. Des hommes de lettres, comme François Mauriac, s’offusquent de sa liberté de ton et de la crudité de ses descriptions. L’ouvrage est mis à l’index par l’Église. En revanche, des romancières, des journalistes et des universitaires, comme Colette Audry ou Françoise d’Eaubonne, la soutiennent. Claude Lévi-Strauss et Emmanuel Mounier aussi. Très vite, Le Deuxième Sexe poursuit un destin international. Traduit en allemand dès 1951 et en anglais en 1953, il connaît une diffusion importante. Aux États-Unis, Beauvoir sera même plus appréciée qu’en France. Livre de chevet de la génération militante américaine des années 1960, Le Deuxième Sexe devient aussi la référence des mouvements de libération de la femme des années 1970. L’influence de Beauvoir n’est pas seulement théorique. Dans les années 1960, la philosophe passe à l’action. Elle signe le « Manifeste des 343 salopes » qui affirment avoir avorté, critique le sexisme dans Les Temps modernes et fonde avec Gisèle Halimi le mouvement Choisir, dont le rôle sera déterminant dans la légalisation de l’avortement. Ces confrontations avec le terrain et l’action féministe l’amènent à réviser ses idées. Elle juge désormais que Le Deuxième Sexe défend des solutions trop individualistes. Seuls des mouvements collectifs peuvent lutter efficacement contre la domination masculine.
Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, 1990. Judith Butler
Assurément, Judith Butler a su jeter le trouble. Paru en 1990 aux États-Unis, son ouvrage entend subvertir les identités de genre qui constituent les individus et assoient les discriminations sexuelles, celles-ci au détriment des femmes mais aussi des transsexuels ou des personnes intersexuées (dont l’ambiguïté anatomique à la naissance rend difficile leur caractérisation) et de ceux qui enfreignent l’ordre hétérosexuel dominant : les gays et les lesbiennes. Butler interroge le genre depuis ses marges, pointant les souffrances psychiques et sociales de ceux qui n’entrent pas dans les « cases ». Arrivé dans les bagages des gender studies américaines, le mouvement queer, dont Butler est l’une des principales théoriciennes, fait souffler un vent de subversion sur les identités et les normes sexuelles et entend remettre en cause les « étiquettes » assignées.
L’audience de Trouble dans le genre, pourtant hermétique et très théorique, a trouvé un grand écho dans les milieux militants qui en ont fait leur livre de chevet. S’il faudra attendre quinze ans pour voir l’ouvrage traduit en français, l’engouement suscité en France par l’œuvre de Butler a rattrapé ce retard.
Mais l’ouvrage a rencontré, dès sa parution, de violentes critiques. Notamment à propos de son constructivisme radical. Butler ne se contente pas de dire, comme tant d’autres, que le genre est une construction sociale. Elle franchit un pas de plus en émettant l’idée que c’est aussi le cas du sexe. Le corps, certes, est façonné par les identités de genre, comme l’attestent par exemple les postures. Mais peut-on pour autant dire que la division binaire entre sexe masculin et féminin ne s’enracine pas dans l’anatomie ? Certes, l’hermaphrodisme interroge la classification des corps qui répond aussi à des classifications sociales. Mais la généralisation n’est-elle pas abusive ?
Dans le collimateur également, le concept de performativité que Butler emprunte avec beaucoup de liberté au philosophe pragmatique John L. Austin. Ce dernier s’intéressait à certains actes de langage qui font, dans un contexte et des conditions déterminés, ce qu’ils énoncent (promesse est faite quand je dis « je promets que… »). La performativité chez Butler désigne une idée assez différente : l’identité de genre n’a rien d’une essence naturelle mais se construit par la répétition d’actes, de gestes qui tendent vers un idéal auquel il est impossible de se conformer tout à fait. Le travesti, le drag, par une imitation stylisée voire outrée, suscite le trouble et met au jour que l’identité de genre est contingente et non pas naturelle. À l’instar de la performativité, l’ouvrage ardu regorge de concepts abstraits (certains diront abscons) et de références savantes et parfois allusives à Jacques Lacan, Michel Foucault, Monique Wittig ou Julia Kristeva. À ceux qui critiquent son style obscur, Butler répond que c’est le prix à payer pour la subversion car, selon elle, les règles d’intelligibilité nous feraient « entrer dans un langage normalisé » qui formaterait la pensée. Acte de résistance ou poudre aux yeux ? À chacun d’en juger.
Judith Butler
Née en 1956 à Cleveland dans une famille juive traditionnelle. En 1990, la parution de Gender Trouble aux États-Unis, dans lequel elle analyse le caractère performatif du genre, fait grand bruit. Ce livre, traduit en français en 2005, sera vendu à plus de 100 000 exemplaires à travers le monde. Judith Butler est aujourd’hui professeure de littérature comparée et de rhétorique à Berkeley.