« Socrate, un saint et un martyr 1. »Tout comme le Messie auquel il est parfois comparé, Socrate est un fondateur et un martyr : père de la philosophie, il sera condamné à boire un poison mortel, la ciguë, pour avoir appliqué jusqu’au bout ses principes. Accusé d’avoir voulu pervertir la jeunesse et fait preuve d’impiété, il aurait péri à cause de son indépendance d’esprit.
À son nom sont associés les principes élémentaires de la philosophie : toujours questionner les dogmes et les idées reçues. Aussi est-il mis en scène dans de nombreux dialogues en train d’interpeller les Athéniens, de les pousser dans leurs retranchements et de les mettre devant leurs propres contradictions. Pour le philosophe, admettre ses erreurs est en effet le premier pas pour parvenir à la vérité.
Socrate lui-même ne professe aucune doctrine, aucun système. Il se présente comme un esprit libre, attaché à aucun dogme. Il avoue même, avec humilité, ne rien savoir : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien 2. » Ce constat d’ignorance serait la marque de la sagesse suprême.
Voilà donc Socrate tel qu’il nous est dépeint : Socrate le sage, Socrate le libre-penseur, Socrate le père de la philosophie… envoyé au trépas par une foule ignorante. Cette image fait partie des mythes que la philosophie à elle-même créée 3.
S’il est vrai, comme l’enseigne Socrate, que la philosophie est l’école du doute et passe par la réfutation des idées reçues, alors attaquons-nous d’abord à cette légende dorée ! N’est-ce pas, après tout, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à l’esprit socratique ?
• Qui était-il vraiment ?
De la vie de Socrate, on ne sait pratiquement rien. Il a vécu au Ve siècle avant notre ère (470-399 av. J.‑C.), « l’âge d’or » d’Athènes, le siècle de Périclès, des victoires athéniennes, de l’apparition de la démocratie mais aussi de la construction du Parthénon, du déploiement de la tragédie, de l’histoire et bien sûr de la philosophie.
Socrate était athénien, fils d’un tailleur de pierre et d’une sage-femme. Il fut donc élevé dans un milieu populaire. On sait qu’il fut soldat (hoplite) durant sa jeunesse et qu’il participa à deux batailles (celles de Potidée et d’Amphipolis) durant lesquelles il se distingua par des actes de bravoures. Puis de retour à Athènes, il se maria avec une certaine Xanthippe, décrite comme une maîtresse-femme franchement acariâtre.
Dans les dialogues qui le mettent en scène, Socrate passe son temps à débattre dans les rues d’Athènes, les gymnases ou les banquets. C’était une façon classique d’enseigner à l’époque. Sa renommée était considérable puisque Platon, Xénophon ou encore Aritstophane ont écrit sur lui. La conduite du philosophe, dictée par ses principes, et son ironie ont certainement contribué à entretenir sa « mauvaise réputation » d’empêcheur de penser en rond.
• Pourquoi a-t-il été condamné à mort ?
Un tribunal le charge en 399 av. J.‑C. de trois chefs d’accusation : avoir perverti la jeunesse, ne pas croire aux anciens dieux et vouloir en introduire de nouveaux. Il est donc condamné à boire la ciguë, ce qu’il fera avec dignité.
De prime abord, l’événement symbolise la condamnation de l’intellectuel anticonformiste par un régime autoritaire ne supportant pas la contestation.
Pourtant, on peut le saisir sous un angle complètement différent. Le procès a lieu à un moment particulier de l’histoire d’Athènes : la démocratie vient d’être rétablie après une période de tyrannie (la tyrannie des Trente, 404 av. J.‑C.). Or, plusieurs des disciples de Socrate sont étroitement associés à ce régime qui fit régner la terreur sur la ville. Son disciple Critias (cousin de Platon) est le chef des tyrans ainsi que le principal commanditaire des massacres contre les opposants. Charmide, autre élève de Socrate (et oncle de Platon), faisait partie des Trente. Quant à Alcibiade, l’élève préféré de Socrate, son parcours est éloquent : cet aristocrate avait été accusé de sacrilège et de profanation (commis pendant des banquets qui finissaient souvent en beuveries). Plus grave, il avait déserté les rangs athéniens pour rejoindre avec armes et bagages ceux des Spartiates !