« Ainsi, te voilà ! », s’exclame Alain Corbin lorsqu’il jette son dévolu sur ce paysan du Perche, cette région de Basse-Normandie dont il est lui-même originaire…
L’histoire nous parle souvent des grands hommes, des personnages illustres, mais que savons-nous sur cette immense masse des populations qui, elles aussi, firent l’histoire des sociétés humaines ? Leur quotidien, leurs représentations, leur imaginaire ne sont-ils pas éclairants pour comprendre le passé ? « Pour écrire ma thèse d’État sur le Limousin (1), j’avais étudié environ 900 000 individus et je m’étais aperçu que je n’en connaissais aucun ! Ce livre dans lequel je me penche sur la vie d’un seul personnage fait donc contrepoids. »
C’est un véritable défi que s’est alors lancé Alain Corbin dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Le livre reconstitue la vie d’un paysan sabotier – bien évidemment analphabète – qui vécut de 1798 à 1876 dans une petite commune du Perche, en bordure de la forêt de Bellême, dans le département de l’Orne. Pour seule trace – mais ô combien émouvante – L.‑F. Pinagot a laissé une croix en guise de signature, sur un registre électoral. Les archives policières et judiciaires sont muettes à propos de ce personnage qui n’a apparemment commis aucun méfait. Mais justement, comment procéder pour retrouver les traces de ces individus « ordinaires » ? De quoi était fait leur quotidien ? Comment s’organisaient leurs relations sociales et familiales ? Quelles étaient leurs conditions de travail et leur perception des changements politiques ?
Comment avez-vous procédé pour retrouver les traces de cet inconnu ?
Je fréquente les archives depuis le début de ma carrière. Étant originaire de l’Orne, je l’ai choisi au hasard dans les archives de ce département. Par chance, l’État français du XIXe s’intéressait beaucoup aux hommes, en tant que conscrits, contribuables ou indigents éventuels et en tant qu’électeurs. Je précise que j’aurais eu beaucoup plus de difficultés si j’avais essayé de retracer la vie d’une femme.
Il existe ainsi une masse de documents qui ne visent jamais l’individu pour lui-même mais comme élément d’une collectivité. Au bout de très peu de temps, j’ai trouvé tout ce que je pouvais savoir du personnage : son numéro de conscrit grâce aux archives de la Garde nationale, son statut d’indigent, la naissance de ses huit enfants, sa participation au scrutin de 1 869…
Les archives de la justice de paix et de la simple police m’ont été très précieuses pour reconstituer la vie du village, les brouilles et les arrangements, et pour recréer tout un monde qui a gravité autour de lui. Les délibérations du conseil municipal m’ont permis de voir évoluer la commune d’Origny-le-Butin, se dessiner les chemins, l’organisation agricole… Ce type d’archives est rarement utilisé ; les historiens leur préfèrent les documents des assises ou des tribunaux correctionnels.
Le XIXe siècle qui surgit à travers la vie de ce petit village du Perche diffère sensiblement de celui qui est généralement présenté dans les livres d’histoire…
L’histoire est souvent fondée sur l’anachronisme et la téléologie (2) : ainsi, l’on considère toujours le XIXe siècle comme celui de l’avènement de la République. Or, je ne pense pas que quelqu’un comme L.‑F. Pinagot, qui a vécu les trois quarts du XIXe siècle, ait perçu son siècle comme tel.