La revanche des « monstres »

Ils ont inspiré l’horreur, l’interrogation, mais aussi la curiosité et la bienveillance. Histoire d’une réhabilitation morale.

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Si on dit parfois que la laideur extrême peut confiner à la monstruosité, cette dernière est-elle toujours synonyme de laideur ? La réponse ne tombe pas sous le sens : par leur définition même et le foisonnement extraordinaire de leurs formes, les monstres échappent aux catégorisations trop simples. Laissons de côté les créatures antiques et médiévales, où les frontières entre l’imaginaire et le réel sont poreuses, pour nous en tenir aux formes les plus récentes. Mais qu’est-ce qu’un monstre ?

Il peut se définir par un écart arithmétique à une norme corporelle : les nains, les géants, les « colosses » ou les hommes-squelettes exhibés dans les foires sont trop grands, trop petits, trop gros, ou pas assez. Cette norme renvoie à des moyennes anthropométriques, mais aussi à de canons de beauté, qui fixent par exemple les limites inférieures et supérieures d’un heureux embonpoint.

Le monstre peut aussi se définir par le désordre qu’il opère dans l’ordre visuel du monde. Son corps se caractérise par sa confusion, sa topographie dissonante, ses interruptions ou ses excroissances improbables. Deux têtes surmontent un corps, un buste est posé sur un plateau, une jambe surnuméraire peine à trouver sa place : la forme bégaye. L’architecture harmonieuse du corps de l’homme de Vitruve est altérée au point de devenir illisible.

La rupture peut aussi affecter les frontières ordinaires du vivant : l’hermaphrodite ou la femme à barbe transgressent les catégories sexuelles, l’homme-chien ou la femme-poule brouillent celles des espèces. Selon quels critères décider de la beauté ou de la laideur de ces hybridations ? Enfin, certains monstres informes à l’existence attestée, comme les acéphales ou les paracéphales (chez lesquels ce qui tient lieu de visage est confondu dans la masse du corps), font douter de leur humanité et semblent rétifs à toutes les analogies ou à toutes les évaluations.

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Le monstre présente enfin une particularité : il est rare, et cette rareté provient en premier lieu de sa faible viabilité au moment de la naissance. Le voir reste une expérience singulière et inoubliable.

Puissance créatrice

La manière de percevoir les monstres dépend en partie de l’origine qu’on leur attribue. Jusqu’au 18e siècle, explications métaphysiques et matérialistes coexistent. Le chirurgien et anatomiste Ambroise Paré (1509-1590) distingue ainsi en 1573 plusieurs catégories : ceux « fabriqués » pour mendier (nains contrefaits par des enfants enfermés dans des boîtes ou des tonneaux, hommes sans jambes ou sans bras suite à des mutilations volontaires…) ; ceux dont la monstruosité est issue de causes physiques ou chimiques (le défaut ou la corruption de semence, l’étroitesse ou la compression de la matrice, les chocs, etc.) ; ceux où elle est causée par « l’imagination » de la mère (le corps du fœtus portant alors l’empreinte de l’obsession d’un traumatisme visuel) ; ceux enfin où elle est liée à une intervention surnaturelle (la malignité des démons, ou la colère de Dieu).

Quel que soit son degré de difformité, comment expliquer que Dieu, justement, ait pu créer un être qui semble se caractériser par l’imperfection et le désordre formel ? Ce paradoxe explique la tendance à voir dans les monstres l’œuvre du diable ou la punition du péché (la copulation avec des démons, la zoophilie, l’inceste, etc.), d’où leur aspect effrayant ou repoussant. Toutefois, à la suite du philosophe Augustin d’Hippone (354-430), certains pensent que les monstres existent bel et bien par l’œuvre de Dieu, ce qui rend leur exclusion et leur condamnation délicates. Pour Michel de Montaigne (1533-1592), ceux « que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu. (…) De sa parfaite sagesse il ne vient rien que de bon et d’ordinaire et de régulier ; mais nous n’en voyons pas l’arrangement et les rapports » (Essais, livre II, chap. 30).