Le 12 juillet 1998, la France semble n'être qu'un immense stade. La foule qui se déverse dans les rues à l'issue de la victoire de l'équipe de France se chiffre en millions de personnes. Quelques jours plus tard surgit le scandale du dopage sur le Tour de France, qui va mobiliser lui aussi l'attention des médias du monde entier. Ces deux événements rappellent le caractère massif du phénomène sportif. Quel spectacle, quelle cause, quel enjeu sont capables de mobiliser une telle multitude ? Mais si l'on pousse la réflexion plus loin, le sport apparaît comme une des caractéristiques majeures des sociétés modernes. Certains y voient un instrument d'aliénation des peuples. D'autres, comme le sociologue Norbert Elias, le considèrent comme une des manifestations de la « civilisation des moeurs ».
Dans cet ouvrage, Paul Yonnet propose un nouveau modèle d'interprétation. Selon lui, l'impact du sport résulte de son affinité profonde avec un des fondements de la société contemporaine : le principe d'égalité. Le phénomène sportif s'organise autour de deux systèmes - d'où le pluriel du titre - nettement distincts : le sport-spectacle pratiqué par une élite, et le sport de masse (jogging, marathons...), qu'il qualifie de « sport à la queue leu leu ».
Le premier système se présente comme un ensemble organisationnel et relationnel, construit tout entier en vue de la production d'un spectacle et d'un récit. Le théâtre sportif est organisé en cercles concentriques : au centre la scène (le terrain de football ou de tennis, le circuit de formule 1...), sur laquelle évolue une élite d'individus sélectionnés, professionnels la plupart du temps ; en contact direct avec l'ère de jeu, les spectateurs du premier cercle, eux-mêmes acteurs du spectacle (les clameurs, chants, accoutrements des supporters) ; enfin les spectateurs du deuxième cercle, qui suivent le spectacle à la télévision ou à la radio, et constituent la dernière composante du stade élargi.
Pour fonctionner, le système du sport-spectacle exige deux ingrédients indispensables : l'incertitude et l'identification. La mise en scène du sport va donc d'abord consister à « organiser l'incertitude ». Or, l'incertitude se nourrit d'une relative égalité : un trop grand déséquilibre entre deux équipes ou deux adversaires ruine l'intérêt de l'affrontement. Au point que, lorsqu'un champion est trop dominateur, on est amené à lui trouver des défis de substitution, qui réinjectent de l'incertitude. C'est le cas par exemple de Pete Sampras : il règne sur le tennis depuis plusieurs années, on lui a donc assigné un nouvel objectif, celui de battre le record des victoires dans les tournois du Grand Chelem. La gestion de cette incertitude passe aussi par la recherche et la construction des rivalités. Les couples de rivaux (Prost-Senna, Connors-McEnroe, France-Angleterre en rugby...) sont une composante essentielle de la mise en récit du spectacle sportif. Le sport-spectacle repose donc sur un paradoxe de l'égalité : son intérêt n'existe que s'il oppose des quasi égaux qui ont été âprement sélectionnés, sur des critères égalitaires et universels. Le spectacle des meilleurs égaux crée l'incertitude mobilisatrice.