Tout plaquer : une aventure à haut risque

En Europe, trois salariés sur quatre rêvent de tout quitter pour changer de vie. La bifurcation professionnelle n’est souvent qu’un prétexte pour assouvir un désir plus profond : la réalisation de soi.

Un lundi d’octobre, à la fin des années 1980. Il est déjà tard. La bourse a clôturé en hausse et les traders, vaguement rassurés, sont rentrés chez eux. Seule une longue silhouette arpente encore la salle des marchés. Henry Quinson, brillant golden boy, dépose sur les bureaux désertés d’énigmatiques messages d’« à-dieu ». Spécialiste des options de change, qu’il enseigne à Sciences-Po, fin limier de la politique à laquelle il s’est aguerri au sein de l’UDF, ce trader courtisé vient de prendre, à 28 ans, une décision aussi brutale qu’inattendue : quitter la ville, sortir de la course et rejoindre un monastère pour le restant de ses jours (1).

À 300 kilomètres de là, ce même lundi soir, à quoi songe Michel Macé ? Le regard noyé dans le lac des Settons, en plein cœur du Morvan, peut-être est-il saisi de doutes. Quelques semaines plus tôt, ce salarié sans histoires a « pété les plombs ». Du jour au lendemain, il a plaqué son boulot en banlieue parisienne, son pavillon à peine construit, son quotidien, pour réinventer sa vie à la campagne. Il voulait rompre, dit-il, avec son ancien travail, dans une usine de chaudières, avec pour tout horizon des chaînes de montage et une ligne de chemin de fer. Il rêvait d’une herbe plus verte, ailleurs. Il avait « des fantasmes, mais pas de projets ». Puis « lors d’un week-end de randonnée dans le Morvan, avec ma compagne, on a découvert que La Vieille Diligence était à vendre ». Une ruine et quelques chevaux, au milieu de nulle part, qui leur ont fait miroiter un avenir serein au contact de la nature. Ils découvrent à présent l’envers du décor : « La campagne est sinistre quand il pleut. Et le silence, ce silence effrayant et massif, comment l’appréhender ? »

Combien sont-ils, comme Henry ou Michel, à avoir largué les amarres de leur quotidien ? Combien sont-ils les déçus du voyage pour qui l’aventure a tourné court ? Combien de réussites, d’échecs et de réorientations ? Dans tous les cas, les statistiques officielles restent muettes. Chose inhabituelle, les seuls chiffres dont nous disposons concernent les rêves, et non les faits. Les salariés européens seraient 74 % à songer à se reconvertir, d’après une étude commanditée par le site d’offres d’emploi Monster.fr, et seuls 8 % se déclarent satisfaits de leur carrière actuelle. Le désir de fuite semble donc être la chose la mieux partagée au travail. La crise économique actuelle, loin de décourager les aspirants au changement, semble même précipiter les réorientations professionnelles volontaires. « Puisque rien n’est vraiment sûr, autant faire ce dont on a vraiment envie, note Catherine Sandner, auteure de Changer de vie. Du break à la reconversion (2). D’ailleurs, aujourd’hui, personne ne s’en prive. Tel consultant plaque tout pour devenir moine bouddhiste, les “j’aurais voulu être un artiste” troquent leur tailleur pour le costume de saltimbanque, les Franciliens débarquent par familles entières en province pour se lancer dans les chambres d’hôtes, les stages équestres ou les messages new age… »

S’agit-il d’un mouvement social, le signe d’une recomposition en cours ? Les sociologues hésitent. Pour Catherine Négroni, qui a consacré sa thèse à la Reconversion professionnelle volontaire (3), ce mouvement est à la fois individuel et social. Certes, l’individu, majeur et responsable, demeure l’acteur principal de sa reconversion. Mais la société, à tant valoriser le changement personnel, transforme la bifurcation professionnelle en expérience sociale et l’anticonformisme en norme. L’idée qu’une autre vie est possible s’est immiscée dans toutes les strates de la société, balayant au passage les valeurs de fidélité et de stabilité qui prévalaient jusque dans les années 1970. Selon le sociologue François Dubet, plus qu’à une tentation, nous faisons face aujourd’hui à une injonction. Dans une société incertaine où se dissolvent couple, famille et structures anciennes de solidarité, chacun est appelé à bouleverser les schémas préétablis, à inventer son avenir, à s’assumer, à s’épanouir (4).