En 2004, la publication du livre The Rise of the Creative Class (l’ascension de la classe créative) n’est pas passée inaperçue (1).
Son auteur, le géographe Richard Florida, soutient que le développement des villes repose désormais sur leur capacité à attirer une « classe créative » composée d’intellectuels, d’ingénieurs, d’informaticiens, d’architectes, de designers et d’artistes.
Le succès de la formule a été immédiat. Dans les cénacles de dirigeants locaux et d’experts en développement, on s’est mis à parler non seulement de « classe créative », mais aussi d’« économie créative », de « territoires créatifs ».
Le mérite de cette thèse est d’avoir attiré l’attention sur ce phénomène central : dans un monde où l’innovation est un facteur déterminant de la compétitivité, la valorisation de toute forme de créativité (technique, économique, intellectuelle) devient enjeu majeur. Mais la thèse de R. Florida a suscité des réactions critiques : on lui a notamment reproché de mélanger l’étude des impacts économiques de l’innovation sur le développement avec une sorte de sociologie idéalisée des « bobos », vus comme les vecteurs de toute innovation sociale ou économique. Sa vision très élitiste de la créativité laissait aussi dans l’ombre une grande part de la créativité ordinaire au travail qui, bien que cachée, n’en participe pas moins au fonctionnement de tout organisme social.
La fabrication d’un journal
Partons d’un exemple concret. Pour réaliser tous les mois le magazine Sciences Humaines que vous avez entre les mains, il faut de l’imagination. Une imagination créative qui intervient à toutes les étapes de la fabrication, de la conception des numéros jusqu’à sa diffusion.
La créativité intervient d’abord – c’est une évidence – dans le choix des sujets. Un journal n’est jamais le reflet neutre de l’actualité. Choisir un dossier, un thème d’article suppose d’explorer puis d’examiner parmi des possibles, choisir un angle d’attaque, etc. Les comités de rédaction sont le creuset privilégié où se concocte le journal. Il donne lieu à de longues discussions ou l’on explore les potentiels, pèse les arguments. C’est la première phase de création du journal. La création existe ensuite lors de la rédaction d’un article, qui mobilise de la part de son auteur, universitaire ou journaliste, un intense travail de création personnelle. Ses premières versions sont soumises au crible de la critique (la « relecture » dans notre jargon). La création individuelle s’enrichit donc de l’apport collectif. Puis vient le temps de la mise en pages, du choix des photos, de la réalisation des encadrés : une nouvelle phase de création. Où la créativité a encore toute sa place.
Puis quand le numéro est presque bouclé, on étale toutes les pages sur une grande table lors de grandes cérémonies en présence de toute la rédaction. Là, on opère des modifications finales. Le choix des titres donne lieu à des séances de remue-méninges, ponctuées de moments laborieux où l’on tourne en rond et de brusques fous rires.
A priori, on pourrait penser que l’essentiel de la créativité s’arrête là, que l’on passe maintenant aux phases plus techniques et routinières de la fabrication, de production-distribution, de commercialisation ou la créativité aurait moins de place. Or rien n’est plus faux.
Rendons-nous dans le bureau du secrétaire de rédaction. Sa mission est de corriger les coquilles, calibrer les textes, éliminer les maladresses de style, trouver les références d’un titre, etc. Apparemment, un travail de l’ombre qui pourrait sembler peu inventif. Mais il suffit de passer quelque temps avec un secrétaire de rédaction passionné par son métier pour voir qu’il n’en est rien. Corriger un texte, ce n’est pas simplement mettre le mettre aux normes orthographiques et grammaticales (ce que font en partie les correcteurs automatiques). Il faut aussi reformuler une phrase boiteuse, écrire une légende de photo, mettre en évidence un exergue, parfois prémaquetter l’article. Tout cela exige non seulement des « compétences » et de l’expertise, mais aussi de maîtriser l’art de la rédaction, d’exercer son style, de marquer finalement de son empreinte invisible le travail du rédacteur. Et si le travail est bien fait, le rédacteur ne s’en apercevra même pas.