Il n’y a pas d’empire qui ne soit hanté par le spectre de son déclin. Les États-Unis ne font pas exception. Depuis son émergence comme puissance mondiale, le pays a périodiquement traversé des périodes de doutes, des moments où les Américains s’interrogent sur leur capacité (voire leur désir) à maintenir leur rang prééminent dans l’ordre international. Pendant la guerre froide, ils vivaient dans une crainte quasi perpétuelle d’être dépassés sur le plan militaire et technologique par les Soviétiques. Au cours des années 1970, le pays encaisse des coups en série – le Viêtnam, le Watergate, le choc pétrolier, la « stagflation », la crise iranienne. L’identité nationale en sort profondément ébranlée. Arrivent les années 1980 : les Américains s’inquiètent que leur pays est en passe de devenir la filière nord-américaine de la puissance économique ultraperformante qu’est alors le Japon.
En 2012, la question du déclin est de nouveau à la mode outre-Atlantique, bien que dans un contexte inédit. Le programme néoconservateur qui avait inspiré les guerres de l’Afghanistan et de l’Irak n’a finalement que démontré les limites de la puissance militaire américaine. Le krach de 2008 a indélébilement entaché l’idéologie aussi bien que la pratique du modèle économique dont les Américains s’étaient fait les champions mondiaux. Enfin, la montée de la Chine, à la fois comme puissance militaire et bailleur de fond de la dette américaine, menace la prétention des États-Unis à être, depuis 1989, l’unique superpuissance.
« Autrefois, c’était nous »
De telles angoisses, suscitées par la crainte de la décadence et la chute de l’empire américain, n’ont pas manqué d’engendrer leurs propres Tacite et autres Gibbon 1. C’est le cas par exemple de Michael Mandelbaum et Thomas L. Friedman, les auteurs d’un important livre publié en 2011, That Used To Be Us (Autrefois, c’était nous). M. Mandelbaum enseigne les relations internationales à l’université Johns Hopkins, alors que T. Friedman est un célèbre chroniqueur du New York Times. Le titre du livre fait référence à un discours de Barack Obama prononcé en 2010 : « Les Chinois ont un meilleur chemin de fer que nous. Singapour a de meilleurs aéroports que nous. Et l’on vient d’apprendre que la Chine a désormais l’ordinateur le plus rapide de la planète – autrefois, c’était nous. » En effet, les Américains vivent dans l’inquiétude d’être dépassés par les pays asiatiques émergents. Comme preuve, ils pointent du doigt la dégradation de leurs infrastructures, signe visible que le pays a renoncé à investir dans son avenir et son intérêt national. Pour nos auteurs, l’influence des États-Unis sur la scène internationale dépend de sa situation interne – de sa santé économique, du niveau de cohésion sociale, de l’efficacité de son système politique. Ils regrettent l’âge d’or des années 1950, une période révolue où, motivé par la guerre froide, le pays avait une vision très claire de sa mission, avec tout ce qu’elle impliquait en termes de financements : investissements massifs dans l’éducation et les sciences, mais aussi dans les infrastructures, avec notamment la création du système autoroutier. M. Mandelbaum et T. Friedman rappellent que le pays a toujours fait appel à un précepte gagnant, ce qu’ils appellent la « formule américaine » : un partenariat entre le public et le privé pour réaliser des objectifs nationaux. Le déclin annoncé du pays résulte selon eux de la négligence de cette tradition. Dans les années 1950, les Américains s’étaient mobilisés pour relever le défi scientifique incarné par le lancement des Spoutnik ; désormais, ils doivent s’organiser pour réussir l’épreuve tout aussi sérieuse, bien que plus abstraite, qu’est la mondialisation.