L'étude des sociétés modernes relève plutôt, par tradition, du domaine du sociologue. Jusqu'il y a peu, l'anthropologie se souciait avant tout de décrire et de comparer des cultures humaines suffisamment distinctes des sociétés qui avaient donné naissance à la discipline, pour en tirer des généralisations de grande ampleur. Toutefois, la mise en cause de ce « grand partage » et la position d'expert culturel de l'ethnologue lui permettent aujourd'hui d'être appelé à mettre sa pratique de terrain au service d'observations moins exotiques. Ainsi, le Laios (Laboratoire d'anthropologie des institutions et des organisations sociales, CNRS) a pour vocation de mener des recherches sur les faits institutionnels et politiques contemporains : ses travaux portent, entre autres, sur les institutions européennes, la citoyenneté, la philanthropie dans la société américaine, la représentation, les médias et la sphère publique, la création musicale, le patrimoine, ou encore les rapports entre ethnicité et conflits.
Mais en quoi l'approche de l'ethnologue est-elle spécifique lorsqu'elle traite de tels objets ? Prenons un exemple. En 1993, la Commission européenne (institution ayant pour mission de préparer les lois communautaires qui sont ensuite discutées, amendées et adoptées par le Parlement et le Conseil des ministres, comprenant un Collège de 20 commissaires nommés, une vingtaine de directions générales spécialisées, des services extérieurs et près de 20 000 agents) manifesta le besoin de recourir aux méthodes et aux concepts des ethnologues pour analyser son fonctionnement. Deux chercheurs du Laios, Marc Abélès et Irène Bellier prirent en charge cette étude à Bruxelles. L'enquête allait porter sur la manière dont les fonctionnaires de douze nationalités (à l'époque) s'entendent dans une pratique commune et forgent, par des dispositions linguistiques et organisationnelles, la culture de l'Europe à venir.