La « crise » : à force d’être ressassé, le mot tend à perdre toute signification précise. Au départ, il évoque la « grande récession » économique que l’on traverse aujourd’hui et que l’on compare à celle de 1929, sans trop savoir jusqu’où doit aller la comparaison.
Ce mot évoque aussi les catastrophes écologiques : dérèglements climatiques, pollution, disparition des espèces, désertification, hypothétiques « guerres de l’eau », qui mêlent les faits aux anticipations et aux fantasmes.
Il désigne également les secousses politiques et sociales : les soubresauts révolutionnaires, les guerres civiles ou le soulèvement des peuples.
La crise s’observe encore dans le domaine culturel. Naguère, Edmund Husserl parlait d’une « crise des sciences européennes », Hannah Arendt, d’une crise de la culture : on parle aujourd’hui d’une crise de l’édition.
Depuis quelques décennies, la « crise » est devenue une sorte d’esprit du temps, une façon de penser le présent et d’envisager l’avenir 1. Selon Myriam Revault d’Allones (La Crise sans fin, Seuil, 2012), l’idée de crise généralisée met fin à une vision de la modernité et du progrès qui dominait notre imagination.
Question. Le mot « crise » qui sert de dénominateur commun pour désigner des phénomènes écologiques, économiques, politiques et même existentiels a-t-il une consistance conceptuelle ou bien fait-il écran à la pensée ? Essayons de réfléchir posément à cette question.
Crise : notion creuse ou concept prometteur ?
Première hypothèse : le mot « crise » est un mot vague et creux, fondé sur une analogie superficielle, qui désigne au mieux tout ce qui va mal… En économie par exemple, le mot peut servir à désigner des phénomènes très différents : les crises de subsistance des sociétés traditionnelles liées à des stress climatiques (sécheresse ou inondations) n’ont pas grand-chose à voir avec les crises du capitalisme (comme le faisait déjà remarquer l’historien Ernest Labrousse). De même, la dépression actuelle cache en fait une succession de phénomènes distincts : la crise financière de 2007-2009 et la crise des dettes souveraines qui a pris le relais ne sont pas de même nature. La récession économique que connaissent quelques pays d’Europe du Nord n’est pas comparable avec la dépression des pays du Sud de l’Europe.
L’idée d’une crise généralisée a tendance à brouiller les cartes, à mélanger les problèmes. Le premier travail d’une science des crises serait d’apprendre à discerner les phénomènes (krach boursier, récession, dépression, crises locales, etc.). Au mieux, on peut forger des théories locales, propres à une discipline économique. Mais vouloir établir des modèles généraux applicables à des domaines aussi divers que l’écologie ou les systèmes sociaux relèverait de la « mauvaise abstraction », aurait dit Hegel. Il y a cinquante ans, le mathématicien René Thom avait élaboré une « théorie des catastrophes » décrivant toutes les formes de crises (biologique, économiques, sociale, politique). Ce projet s’est soldé par un échec (encadré La théorie des catastrophes).
Seconde hypothèse : sans vouloir enfermer toute sorte de crises dans un moule unique, on peut tout de même observer l’existence de processus qui semblent transcender les domaines – de l’écologie à l’économie, de la politique à la psychologie. L’exemple le plus évident est celui des réactions en chaîne : qu’on les appelle « effondrement systémique », « feed-back négatif », « cercle vicieux » ou encore « théorie des dominos », ils se retrouvent aussi bien lors des krachs boursiers que dans la propagation des vagues révolutionnaires (comme les révolutions arabes). Le constat de dynamiques communes d’effondrement dans des domaines aussi différents pourrait donc susciter une réflexion stimulante.
Le mot « crise » n’est-il donc qu’une notion superficielle ou présente-t-il un véritable concept susceptible de dévoiler des structures profondes de phénomènes pourtant éloignés ? Il n’est d’ailleurs pas impossible que les deux hypothèses soient vraies tour à tour.
Imaginons que l’on confie à une équipe de « crisologues » le soin de forger les bases d’une telle discipline, la science des crises, comment s’y prendraient-ils ? Leur programme de recherche devrait sans doute se décliner en plusieurs phases.
1 - Un «bestiaire» des crises
Un premier travail consisterait à recenser, décrire et classer les crises de toute sorte. Après tout, c’est ainsi que débutent la plupart des sciences. Notre équipe de crisologues commencerait donc par recenser les crises climatiques, économiques, politiques, par rassembler une documentation. Ce premier travail ne partirait pas de rien : il existe déjà des histoires des crises économiques ou des grandes catastrophes écologiques majeures. Cela dit, ce travail de recensement n’est pas aussi simple et fréquent qu’on le croit. La spécialisation universitaire ne tend souvent qu’à polariser les recherches sur des phénomènes singuliers qui font écran aux vues d’ensemble. En histoire par exemple, il a fallu attendre les années 1980 pour que quelques historiens comme Charles Tilly se livrent à un recensement sur de longues périodes des crises sociales pour mettre au jour des « répertoires d’action » (forme d’action typique) présents tout au long de l’histoire des conflits. L’histoire du climat est également une discipline, récente, qui permet d’étudier plus systématiquement l’impact possible des crises climatiques sur l’économie et, en cascade, sur les domaines sociaux et politiques 2.