Vers une uniformisation culturelle ?

De même qu’elle produit à la fois plus de richesse et plus de pauvreté, la mondialisation produit de l’uniformisation et de la diversité, du métissage et de l’identité. Toutes les grandes villes internationales tendent à se ressembler, mais grouillent en leur sein d’une diversité culturelle inédite.

Il est rare que l'on puisse toujours avoir raison. Alors profitons-en ! En matière de mondialisation culturelle, toutes les thèses sont justes : celle de l’uniformisation des cultures* comme celle de leur diversification, celles qui mettent l’accent sur l’hybridation et le métissage, tout comme celles qui insistent sur les replis identitaires et la création de nouveauté sui generis. Tout est vrai : cela dépend simplement des phénomènes pris en considération.
Dans sa forme la plus extrême, la théorie de l’uniformisation ne voit dans la mondialisation qu’une machine à broyer les cultures. C’est la thèse défendue notamment par Serge Latouche (1). Le règne du marché s’étend sur la planète et nivelle sur son passage tous les modes de vie et les valeurs. L’Occident avait jadis colonisé le monde par la force, produisant ainsi des ethnocides. Aujourd’hui, l’occidentalisation se fait surtout par acculturation* : une adhésion volontaire tirée par l’attrait de l’argent et le pouvoir de l’image.

La mondialisation, machine à broyer les cultures

Le pouvoir de l’argent conduit tout d’abord à déstructurer les sociétés traditionnelles et à provoquer l’exode rural en attirant vers la ville des millions d’individus paupérisés. De leur côté, les industries de l’imaginaire – jeux vidéo, cinéma hollywoodien, séries télévisées, musique, publicité – répandent sur toute la planète les mêmes standards de consommation et de culture.
Dans un registre moins dramatique, certains s’inquiètent d’une occidentalisation implicite des esprits à travers la diffusion de l’anglais sous une forme appauvrie : le « globish » (ou « global english ») parlé dans le monde des affaires, les aéroports et les hôtels internationaux.
Au sens anthropologique, la culture est un concept assez vaste qui épouse pratiquement toute l’organisation d’une société. Dans ce sens, il ne fait guère de doute que l’expansion planétaire du capitalisme engendre une destruction des cultures. Du fait de l’urbanisation et de l’exode rural qui entraînent la disparition de la civilisation paysanne, les modes de vie semblent condamnés à s’universaliser. Partout, la machine à laver tend à remplacer la bassine en plastique qui, elle-même, a remplacé le lavoir, le tracteur remplace les chevaux de labour, la cuisine industrielle supplante en partie la cuisine traditionnelle, la culture écrite remplace la transmission orale, et la culture audiovisuelle se superpose à la culture écrite… A moins de vouloir maintenir artificiellement une partie de l’humanité sous cloche en lui refusant l’entrée dans la modernité, il faut admettre qu’il y a disparition des sociétés traditionnelles et de leurs cultures.
Est-ce à dire que les croyances, religions, modes de pensée suivent tous une voie convergente, que la culture est condamnée à s’aligner sur l’infrastructure matérielle, comme le voudrait la thèse marxiste ? Non, dit le sociologue Daniel Bell qui croit en une indépendance des formes politiques et religieuses par rapport à la sphère économique : au Japon, le shintoïsme, religion millénaire, se maintient sous des formes semblables alors que le pays est passé d’une société agraire à une société industrielle, puis postindustrielle.
Pour l’anthropologue Jean-Pierre Warnier, il faut de plus distinguer différentes sphères de pratiques culturelles (2). Un fermier du Texas, un adolescent de Bamako ou un intellectuel parisien peuvent tous trois porter des jeans, s’intéresser à la Coupe du monde de football et parler anglais. Mais leurs centres d’intérêt et leur orientation culturelle divergent complètement sur d’autres plans : l’un s’intéresse à la chasse et à l’élevage de chevaux, l’autre se passionne pour le rap, le troisième se préoccupe de sa thèse et ne vit que dans son monde de livres et de concepts. Chacun est plongé dans un creuset culturel distinct – une petite tribu organisée autour de centres d’intérêt, de valeurs, de références.
La machine à unifier de la mondialisation produit par contrecoup des réactions identitaires et de repli sur soi. Phénomène déjà abondamment analysé et commenté. C’était le thème principal de l’essai de Jihad vs. McWorld publié par Benjamin Barber en 1996. L’industrie culturelle américaine (McWorld symbolise à la fois Microsoft, McDonalds, Nike ou Coca-Cola…) entraîne une crispation identitaire dans des pays qui se sentent agressés culturellement. D’où les réactions intégristes dont le djihad islamique est le symbole. Jugé à sa sortie outrancier, les attentats du 11 septembre ont semblé confirmer ses thèses. L’autre livre de référence, encore plus connu et plus critiqué, est Le Choc des civilisations de Samuel Huntington (1996). Rappelons sa thèse : le monde est divisé en grands bassins de civilisation liés à des religions ancestrales. La marche forcée de l’Occident ne peut donc qu’entraîner des conflits entre ces blocs constitués chacun sur des valeurs différentes.