Vivre en prison

Trois mois, six ans, vingt ans… De parloirs en promenades,
 comment vit-on le quotidien en milieu carcéral ? Comment s’organise la vie quand elle est contenue dans une cellule de 10 m2 ?

Les clefs de l’énorme trousseau cliquettent à la ceinture du surveillant. Pour pénétrer l’univers carcéral lorsqu’on est journaliste, il faut s’armer de patience. La maison d’arrêt d’Auxerre n’y fait pas exception. Trois mois de délai et quatre ou cinq relances téléphoniques pour obtenir une visite des locaux de seulement quarante-cinq minutes. Le jour dit, il faut sonner à l’interphone, franchir un portail encadré par un surveillant, laisser ses effets personnels, passer sous un portique de sécurité. À chaque porte, des sonnettes, des serrures aux lourdes gâches. L’attente.

À un instant donné, un Français sur mille dort derrière les barreaux. Bien qu’à l’écart et peu visible, la prison est une société à part entière. Dans les années 1970, le Groupe d’information sur les prisons (Gip), initié par Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet, permet à la prison de faire irruption dans le débat public. Depuis, nombre de sociologues, historiens, psychologues, journalistes et militants continuent de dénoncer l’univers carcéral comme étant un non-lieu marginal, occulté et, parfois, une zone de non-droit. Des témoignages de détenus, ou des œuvres de fiction, comme le film Un prophète de Jacques Audiard (2009), ont entraîné spectateurs et lecteurs là où leur regard ne portait pas : derrière les murs, dans le quotidien carcéral.

La prison est une institution en tensions entre des objectifs contradictoires : elle désocialise les individus pour les resocialiser, elle prétend tout à la fois punir et réinsérer. Mais, en deçà de l’ambition institutionnelle, une autre réalité se fait jour : celle de la vie quotidienne des détenus. En prison, parce qu’il faut bien vivre, on noue des liens, on s’approprie l'espace, on résiste ou on abdique, on patiente. Bien sûr, le quotidien carcéral diffère d’un établissement à l’autre, d’un détenu à l’autre. Régime d’incarcération ouvert ou fermé, maison d’arrêt ou centre de détention : les vécus sont pluriels, et les témoignages parfois dissemblables. Mais comment, concrètement, vit-on en prison ?

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>> Compter le temps

La prison est un espace bien délimité : une cellule de quelques mètres carrés, des coursives, une cour, des murs d’enceinte. Mais elle est aussi un temps : le temps de la journée, des heures et des minutes ; et celui de la peine, des mois et des années. Le temps carcéral, explique le sociologue Gilles Chantraine, est « un trou noir : le cœur du système semble gorgé de vide (1) ». Les activités telles que le parloir, la bibliothèque, la promenade, le travail ou le sport ne parviennent que difficilement à structurer la journée des détenus. Au mieux, elles comblent le vide.

Dès lors, à quoi bon posséder une montre ? Quand ils sont en régime fermé (voir l'article Vivre en prison : points de repère), les détenus ne sont pas maîtres de leur emploi du temps. Ils doivent attendre qu’on leur livre la gamelle pour manger, qu’on vienne les chercher pour se déplacer. Même si elle maintient le lien avec le temps extérieur, la montre ne fait que renforcer ce sentiment d’impuissance : savoir l’heure qu’il est mais ne rien pouvoir faire de cette donnée. Christophe de La Condamine, dans le journal qu’il a tenu lors des quatre ans de son incarcération, raconte : « Si j’avais un repère au poignet, je risquerais d’y regarder un peu trop souvent, je m’y fabriquerais l’attente. Attente de la promenade, attente du déjeuner, attente de l’heure du dîner, attendre l’heure de quoi ? Vivement dans cinq ans ou dans dix (2). »

Les détenus perçoivent avec étrangeté les années passées en prison. Temps immobile, « le corps semble avoir vieilli sans avoir vécu », explique G. Chantraine. En prison, certains détenus choisissent ainsi de dormir le plus possible pendant la journée. « Comme si les heures de sommeil ne comptaient pas dans l’accomplissement de la peine (3) », souligne le journaliste Frédéric Ploquin.

>> Cantiner

Pour améliorer l’ordinaire, les détenus « cantinent », c’est-à-dire qu’ils achètent, sur leurs deniers personnels, de la nourriture, des produits de toilette, et tous les objets et fournitures dont ils ont besoin au quotidien. Comme ils ne disposent pas d’argent liquide, c’est sur leur compte, alimenté par les proches ou par le salaire qu’ils perçoivent, que sont prélevées les sommes des achats par correspondance. Les détenus pauvres, les « indigents » qui disposent de moins de cinquante euros par mois, se voient attribuer une petite aide financière, en fonction des établissements et de leur comportement en détention. Dans le cas contraire, ils doivent se contenter des « gamelles » et du nécessaire que leur fournit l’administration pénitentiaire, généralement de piètre qualité et distribué au compte-gouttes. Et se priver de télévision dont l’accès coûte souvent plus de trente euros par mois pour chaque détenu d’une cellule.