Avez-vous lu Zygmunt Bauman ? La question semble légitime au vu du peu de discussions que suscite cet auteur dans l’espace intellectuel français (1), qui contraste avec l’écho international que rencontre sa pensée. Bien souvent, c’est uniquement son ouvrage Modernité et Holocauste (dont l’interprétation déstabilisante de la Shoah fit polémique à sa parution en 2002) ou sa métaphore de la « société liquide » qui est au cœur des débats, occultant ainsi son projet intellectuel dans son ensemble.
L’ambivalence humaine
Très tôt confronté au socialisme d’État et à l’idéal communiste (biographie), Z. Bauman commence à lire le monde et les sociétés qui l’entourent à travers une perspective marxiste-léniniste, dans le but proclamé de parfaire le projet soviétique. Mais ses critiques envers le régime se faisant de plus en plus acerbes, il s’émancipe de toute tutelle politique en rompant avec l’orthodoxie communiste, sans pour autant devenir un sociologue « dissident ». Considérant désormais le socialisme comme un idéal et non un but à atteindre, il est profondément marqué par la lecture des Carnets de Prison d’Antonio Gramsci : « Gramsci m’a sauvé d’une destinée antimarxiste, si répandue chez les penseurs désenchantés, qui m’aurait poussé à rejeter tout ce qui était et demeure précieux et actuel dans l’héritage de Marx. » Z. Bauman développe alors une pensée humaniste autour du concept de culture, qu’il définit comme la capacité individuelle et collective de transformer son environnement social. Une définition atypique clairement orientée contre les pensées positiviste et fonctionnaliste (Émile Durkheim et Talcott Parsons sont les principales cibles de Z. Bauman), accusées de dénier la capacité d’« agir sur le monde » de chacun. En prenant pour cible ce qu’il nomme « marxisme primaire » et « pensée managériale », Z. Bauman souhaite donc s’attaquer aux modes de pensée qui, de chaque côté du rideau de fer, dérobent aux peuples leurs moyens d’actions politiques.
Humanisme antitotalitaire et pensée critique deviennent alors ses fondements intellectuels, qui l’amènent à théoriser les conditions d’émancipation. Inspiré par la pensée de Georg Simmel (2), Z. Bauman souligne l’ambivalence des êtres sociaux, en quête à la fois de sécurité et de liberté. Cette ambivalence fondamentale pousse les membres d’une société à exiger, d’un côté, un socle sociopolitique stable et légitime, et de l’autre, un droit à la liberté individuelle sans laquelle ils ne pourraient exister pleinement. Alors que le premier rassure les individus tout en les aliénant, le second les rend incertains tout en les émancipant : cette théorie, qui fait écho à celle du psychanalyste et philosophe Erich Fromm (auteur notamment de La Peur de la liberté en 1941), est fondatrice de l’œuvre du sociologue.
Une modernité aliénante
C’est à partir de la mise en évidence de cette ambivalence que va se dessiner la critique radicale que Z. Bauman adresse au « projet moderne ». Écrivant au moment charnière de la chute du Mur de Berlin, il affirme, dans ce qu’il présente comme son unique trilogie (encadré ci-dessous), l’essence totalitaire de la modernité, où précisément la sécurité occupe une place écrasante au détriment de toute liberté. Reprenant à son compte l’un des adages de l’école de Francfort, « La raison est totalitaire 3 », il critique la trajectoire moderne, issue de la philosophie des Lumières, qui a abouti à confier à l’État l’ensemble des moyens d’organisation et de régulation de la vie sociale, lui donnant par là une portée potentiellement totalitaire. Le rôle premier de cet État moderne, qu’il appelle métaphoriquement « État jardinier », est alors de « séparer et isoler les éléments utiles, destinés à vivre et à prospérer, des substances nocives et pathologiques qui, elles, doivent absolument être éliminées 5 ». À cette aune, le génocide juif, événement certes paroxystique et hors du commun, est pour le sociologue typiquement moderne par son essence ordonnatrice et ses structures bureaucratiques.
En tant qu’ancien sujet de l’empire soviétique, on comprend la motivation de Z. Bauman à formuler une telle critique ; cependant, il serait réducteur de s’en tenir à cet antitotalitarisme de cœur. Il y a en effet dans sa pensée, qui puise ici dans la sociologie de Max Weber et la philosophie d’Hannah Arendt, une volonté d’analyser le totalitarisme comme une forme – excessive et pathologique – de la modernité, au même titre que le capitalisme fordiste qui s’installe dans l’après-guerre aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. En remontant ainsi aux racines du projet moderne, l’ambition de Z. Bauman est en fait de montrer l’incapacité des sociétés, qu’elles soient occidentales ou soviétiques, à trouver dans la modernité un équilibre satisfaisant entre liberté et sécurité – et donc à assurer les conditions d’une authentique émancipation.