« La culture est un animal sauvage qui doit être domestiqué. » Voici l’étonnante théorie défendue par le théoricien allemand Heiner Mühlmann, dont le livre, La Nature des cultures, vient de paraître(1). La culture « animal sauvage » ? Que faut-il entendre par cette curieuse idée qui prend le contre-pied d’une théorie bien ancrée dans les sciences humaines et selon laquelle la culture a pour rôle de domestiquer la bête qui est tapie en nous, étouffer les pulsions animales et permettre la vie collective.
Mühlmann part d’un point de vue opposé. Les cultures humaines – entendues comme rites, valeurs et règles de vie communes – se construisent dans la guerre. C’est dans l’opposition et la rivalité telles que les produisent les conflits guerriers que les communautés se constituent, se rassemblent, se soudent, créent des liens et des valeurs communes (Mühlmann nomme ce processus « coopération sous stress maximal »). Prenons le cas des attentats du 11 septembre. L’agression terroriste a déclenché un état de stress majeur.
Fuir ou combattre
Ce stress active des réactions archaïques, profondément ancrées dans l’histoire évolutive : fuir ou combattre. Les réactions ont, selon Mühlmann, un double effet. Vis-à-vis de l’extérieur, le stress suscite des réactions de défense/attaque face aux agresseurs. À ce stade, les émotions jouent à plein : peur, colère, haine. De même que sont activés des stéréotypes élémentaires classant les gens en « amis » ou « ennemis ». L’autre effet est tourné vers l’intérieur du groupe : il suscite des réactions de solidarité et de coopération. Le partage émotionnel rassure et permet de soulager du stress ; les actions d’entraide sécurisent les individus et stimulent des liens affectifs d’interdépendance. Ces actions/réactions émotionnelles vont se graver dans la mémoire collective. Selon Mühlmann, ces réactions émotives et cognitives s’agrègent entre elles et forment, par un processus d’auto-organisation, la « culture » d’un groupe. Une culture forgée dans la détresse et qui marque les esprits au fer rouge. Pour passer de cette première culture – agressive et solidaire – à une forme plus « civilisée », il faut que la société s’engage dans une phase de dépassement que Mühlmann nomme le « décorum » : quelque chose comme la mise en forme symbolique des règles collectives traduites dans les lois, les rituels, le langage et l’architecture du pouvoir. La symbolique du décorum est apaisante dans la mesure où elle sécurise les membres du groupe et les protège des dangers extérieurs.