À quoi sert d'imiter autrui ?

Mimétisme animal, imitation précoce chez l’enfant, rivalité mimétique, mimésis littéraire, etc. L’imitation prend de multiples formes dans le monde vivant et dans le développement de l’individu. Pourquoi ?
A.D. est un Italien de 65 ans, ancien homme politique. Il souffre d’un étrange trouble qui en fait une sorte d’homme caméléon. Lorsqu’il est en présence de son médecin, il se déclare lui-même médecin et joue son rôle. Lorsque le psychologue de l’hôpital psychiatrique où il séjourne vient le voir, il se mue aussitôt en psychologue. Qu’il rencontre un avocat et il se déclare lui-même avocat. Pourtant A.D. n’est ni mythomane ni fabulateur. Il est atteint d’une lésion cérébrale étonnante – le « Zelig-like syndrome » – qui le pousse à s’identifier à toute personne qu’il côtoie (1).
A.D. ne se contente pas d’endosser les rôles des gens qu’il rencontre, il raconte des souvenirs plausibles de médecin, d’avocat ou de psychologue, selon le cas. En réalité un accident cérébral l’a rendu en partie amnésique. le « zelig-like syndrome » s’apparente au « syndrome d’utilisation », un trouble psychiatrique assez rare où le patient se trouve en perte totale d’autonomie et se contente de mimer les faits et gestes de son entourage (2). Le syndrome d’imitation a été mis à jour par le psychiatre François Lhermitte. Depuis quelques années pourtant, le syndrome d’utilisation fait l’objet de nombreuses investigations car il semble toucher à des mécanismes psychologiques profonds relevant de l’action volontaire, de l’empathie et des influences inconscientes qui guident nos conduites.
Les troubles mentaux sont des révélateurs du fonctionnement mental. Le Zelig-like syndrome tout comme le syndrome d’utilisation peuvent nous éclairer sur les fonctions de l’imitation. Mais auparavant, il nous faut observer le comportement d’imitation tel qu’il se manifeste chez d’autres espèces.

L’imitation dans le monde animal

L’imitation n’est pas propre aux humains. Ce comportement est très répandu dans le monde vivant. Sous la forme du « mimétisme » tout d’abord. Certaines orchidées – de type ophrys – imitent à merveille les formes et couleur du frelon, de l’abeille, de l’araignée, et même l’odeur des phéromones de la femelle. Les mâles s’y laissent prendre, viennent copuler sur des plantes et transportent à leur insu le pollen d’une fleur à l’autre. Dans le monde animal, certains serpents sans venin imitent le bruit du crotale pour éloigner les intrus. Des papillons arborent des faux yeux effrayant sur leurs ailes ; les phasmes adoptent une apparence en tout point semblable à des feuilles ou des brindilles. Parfois, ce sont les prédateurs qui imitent un autre animal pour attirer leur proie. C’est le cas de certaines lucioles qui copient le clignotement émis par les femelles d’espèces voisines. Et lorsque le mâle émoustillé arrive, il est alors tué et dévoré par l’usurpateur qui a imité l’appel de la femelle. Certaines espèces de lucioles imitent même les clignotements de cinq espèces voisines !
Ce type de mimétisme ne suppose cependant aucune activité consciente. Les psychologues qualifient « d’imitation vraie » le fait d’imiter un comportement avec la visée explicite de copier un modèle. Des expériences ont montré que les pieuvres étaient capable d’apprendre par imitation (3). Une pieuvre est capable d’apprendre rapidement à sélectionner deux objets (une boule rouge et une blanche) suivant qu’elles soient associées à des récompenses ou des punitions. Des chercheurs italiens ont démontré qu’elle apprenait beaucoup plus vite si elle avait d’abord observé une autre pieuvre saisir des boules rouges et délaisser les blanches.
L’apprentissage par imitation, appelé aussi « apprentissage vicariant », a été observé chez de nombreuses autres espèces. Selon Étienne Danchin, du laboratoire d’écologie de Paris-VI, l’imitation est une des formes de « l’évolution culturelle » dans le monde animal. Les rats noirs ont tendance à ne toucher certains aliments qu’après qu’un de leur congénère – plus innovateur, courageux ou affamé – ne l’ait fait avant eux. Ces omnivores évitent ainsi souvent les intoxications alimentaires (4). Ce type de transmission d’information par imitation relève de ce que É. Danchin nomme « l’information publique ». Chez certaines espèces d’oiseaux comme les geais, des suiveurs cherchent à nidifier au plus prêt des mâles les plus attractifs – ceux qui attirent le plus les femelles. Ils espèrent ainsi avoir eux-mêmes plus de succès. Pour contrôler si les oiseaux sont attirés sur un lieu par l’abondance des ressources plutôt que l’imitation du mâle séducteur, les chercheurs ont modifié artificiellement le contexte en éloignant les ressources alimentaires dans un autre site. Les « copieurs » continuent pourtant à se rapprocher du meilleur reproducteur : preuve que c’est le mâle « modèle » qui constitue la référence plutôt que les avantages du site. Des expériences similaires ont été réalisées avec des poissons, avec des résultats comparables (5). Selon É. Danchin, l’imitation dans le monde animal est une forme de transmission culturelle qui accompagne et peut parfois se substituer à la transmission génétique des conduites. Chez certaines espèces, c’est d’ailleurs une nécessité vitale pour apprendre à vivre en milieu naturel. Les lionceaux apprennent à chasser en observant leur mère. Les petits chimpanzés copient leurs parents pour savoir quelles plantes ils peuvent manger, quel animal ils doivent fuir. Plutôt que d’avoir à expérimenter seul toutes les plantes bonnes à manger, les animaux à fuir ou à chasser, il est plus efficace et économique de se contenter de reproduire ce que font les autres, les aînés ou les semblables.
Les bases neurologiques de l’imitation pourraient se trouver dans les fameux neurones miroirs, découvert aux débuts des années 1990 par l’équipe de Giacomo Rizzolatti. Révélés d’abord chez les singes macaques, ces neurones ont la propriété de s’activer non seulement quand le singe exécute un geste (par exemple pour attraper un objet), mais aussi quand le singe observe un congénère faire le même geste. Les neurones miroirs réagissent donc de la même façon, que le sujet exécute une action ou l’observe.

De l’imitation à la représentation

Les humains sont aussi des imitateurs nés. C’est ce qu’on démontré les célèbres expériences menées par Andrew N. Meltzoff de l’université de Washington (Seattle) sur des nourrissons. Quelques jours à peine après sa naissance, un bébé reproduit les mimiques d’un adulte qui lui tire la langue ou ouvre grand la bouche. À l’époque, ces expériences ont beaucoup étonné. Comment un nouveau-né serait-il capable de contrôler aussi bien les mouvements du visage et les reproduire consciemment ? Certains auteurs ont supposé que cette imitation n’était en fait qu’un comportement réflexe relevant de la « contagion émotionnelle ». Dans une crèche, on sait qu’un seul bébé qui pleure va déclencher en cascade les larmes et cris de ses voisins. Chez les adultes aussi, on trouve le fou rire qui se propage d’un individu à l’autre de façon irrépressible et non volontaire. C’est la même chose pour le bâillement : ne dit-on pas qu’« un bon bâilleur en fait bâiller sept » ?
A.N. Meltzoff pense quant à lui que l’imitation précoce chez le nourrisson n’est ni machinale et automatique (6). Elle suppose un effort conscient pour copier autrui. Il a mis au point plusieurs expériences pour le prouver, même si tous les chercheurs ne partagent pas son point de vue.
Il en va autrement pour l’imitation différée, qui suit plus tard dans le développement. L’imitation différée, c’est le fait de copier un modèle hors de sa présence. Jean Piaget fut l’un le premier à guetter son apparition chez l’enfant. Vers 6 mois, l’enfant aime reproduire les gestes de l’adulte – notamment avec le jeu des marionnettes (« ainsi font font font ») qui émeut tant les parents attendris. Mais il faut attendre un an et demi, deux ans, pour qu’il reproduise les gestes des autres lorsqu’il se retrouve seul. C’est le cas de cette fillette de 16 mois qui « fait semblant » de se mettre en colère avec sa poupée, une heure après avoir vu sa maman disputer son petit frère. L’imitation différée marque selon J. Piaget le passage vers les images mentales intériorisées où « l’imitation des scènes vécues et la copie des personnages et des choses viennent se traduire en tableau imagées ».
Avec l’imitation différée, l’enfant accède, selon J. Piaget, à la « fonction symbolique », marquée aussi par l’émergence du langage, d’images mentales, du jeu et des premières ébauches de dessin (7). La fonction symbolique est définie comme la capacité de se représenter une chose mentalement au moyen d’un signe ou d’un symbole. Avec la fonction symbolique, l’enfant sortirait donc de la période sensorimotrice de l’intelligence (intelligence pratique et concrète) et entrerait dans le monde des représentations, de l’imaginaire et des pensées intérieures.
Les expériences d’A.N. Meltzoff montrent que l’imitation différée est beaucoup plus précoce que J. Piaget ne l’avait imaginé. Pour le chercheur américain, l’imitation est un mécanisme inné, l’une des bases du développement mental de l’enfant, de la construction de soi et de la compréhension d’autrui.
L’imitation n’est pas le propre de l’enfance. Même tout au long de la vie, imiter participe de la construction de soi. Si le petit garçon imite son père qu’il voit comme « son héros », quand vient l’adolescence se produit une phase de détachement des modèles parentaux. L’adolescent cherche à s’affirmer par la conquête de son indépendance. Il s’identifie alors à d’autres modèles qu’il a lui-même choisis. D’où ce paradoxe de l’adolescence : revendication d’autonomie d’un côté, identification à des modèles affinitaire de l’autre. Ces modèles sont puisés dans les personnages réels ou fictifs : sportif, artiste, savant, écrivain, homme politique, professeur, saint, personnage de roman, etc. (8). À l’âge adulte, encore, l’imitation de modèle se prolonge sous des formes moins ostensibles, mais tout aussi présentes. Chacun a son modèle intérieur qu’il cherche à imiter. L’imitation n’est pas exempte de rivalité avec celui-là même que l’on cherche à copier. René Girard parle de « rivalité mimétique » pour exprimer ce fait. Le désir de ressembler à l’autre suppose aussi une compétition larvée.
L’imitation des modèles nous renvoie au thème plus général de la « mimésis », c’est-à-dire la capacité générale des humains à produire des représentations du monde. Le terme de mimésis a été popularisé par Erich Auerbach, dans un ouvrage classique, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (9). À travers l’histoire de la littérature, d’Homère à Virginia Wolf, le philologue allemand y étudiait les différentes façons dont les écrivains tentent de représenter la réalité.
En 2005, Gunter Gebauer et Christoph Wulf ont réalisé une étude de synthèse sur la notion de mimésis dans la pensée occidentale (10). On s’aperçoit que la notion de mimésis couvre un spectre sémantique très large : elle peut renvoyer tout à la fois au travail du peintre qui reproduit un paysage, à l’écrivain qui raconte une histoire vraisemblable, au comédien qui joue la comédie, à l’enfant qui s’amuse à « faire semblant ».
De ce point de vue, la mimésis – comme l’imitation – est une notion carrefour qui peut servir de point de passage entre différents domaines – de la littérature à l’éthologie, de la philosophie à l’anthropologie. Elle a la vertu de faire des ponts entre disciplines : c’est sa force heuristique. C’est aussi un piège : le risque d’en faire un concept attrape-tout et une clé explicative universelle. « L’expansion totale de la mimesis signifierait en même temps sa disparition », expliquent G. Gebauer et C. Wulf.
Au final, l’imitation est omniprésente dans le développement des espèces animales, humains compris. D’où l’intérêt que lui porte les psychologues et éthologistes. L’apprentissage par imitation est un moyen d’entrer dans la culture de son espèce. L’imitation différée intervient dans la genèse des représentations intérieures. L’intériorisation des modèles serait indissociable de la construction de son identité.
Faut-il en faire une clé explicative unique du comportement humain. Sans doute pas car s’il en était ainsi, nous serions tous condamnés à nous singer les uns les autres, comme le pauvre A.D. atteint du zelig-like syndrome. Nous perdrions ainsi beaucoup de ce qui fait notre richesse et notre humanité.