Vous hébergez un ami que des assassins poursuivent. Ceux-ci frappent à votre porte et vous demandent si cette personne s’est réfugiée chez vous. Dans ce scénario imaginé par Emmanuel Kant, repris par Benjamin Constant, l’hôte ne peut que dire la vérité ou bien mentir. S’il dit la vérité, il est moralement irréprochable. En revanche, s’il ment pour protéger son ami, il commet un « crime ». Telle est la thèse de Kant qui donna lieu à une célèbre controverse.
En mars 1757, Constant publie un opuscule (Des réactions politiques) dans lequel il aborde la question suivante : « Mentir est-il toujours répréhensible ? » Plus généralement : « Si une théorie, “bonne dans l’absolu” est inapplicable dans les faits, sa validité n’est-elle pas pour le moins sujette à caution ? » Kant s’empresse de publier une réponse : il ne peut y avoir d’exception à la règle car des principes qui seraient fluctuants cesseraient d’être moraux pour devenir sophistiques et retors.
« Dire la vérité est un devoir. » « Le devoir ou le bien moral doit être absolument étranger aux circonstances et aux calculs. » Constant commence par abonder dans le sens de Kant : un principe reconnu vrai ne doit pas être transgressé sans ouvrir la voie à l’arbitraire, par définition antinomique à toute justice (1). Mais il tempère immédiatement cette affirmation en soulignant que les principes fondamentaux, pris isolément et de manière absolue, ne sont que des « abstractions dangereuses » s’ils ne sont tempérés par des principes complémentaires leur permettant de « descendre jusqu’à nous ». Le principe moral suivant lequel la vérité est un devoir en toutes circonstances rendrait toute société impossible. Il faut donc le compléter par un principe intermédiaire : « Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. » Je n’ai aucun devoir à l’égard de l’assassin ; le mensonge à son égard est donc licite.