Petit-fils d’un communiste athée, fils d’une Auvergnate convertie à l’islam, Abdennour Bidar a bâti sa philosophie entre les deux pôles de la raison et du cœur : d’un côté, la philosophie européenne, rationnelle et spéculative, telle qu’il l’a étudiée à l’École normale supérieure (ENS) ; de l’autre, la sagesse islamique, sensible et mystique. Dans un monde laïque, il s’attache défendre la place d’une spiritualité ouverte et fraternelle, rassemblant croyants et athées. Car si la laïcité bien comprise, dont il défend ardemment le principe, a la vertu de rassembler, elle ne doit évacuer ce fond spirituel qui singularise l’esprit humain : qu’on croit au ciel ou qu’on n’y croit pas, nous partageons tous les mêmes interrogations sur le sens de la vie et de la mort, la condition humaine, le mystère du vivant… Rencontre avec un « spirituel laïque ».
Vous avez suivi une formation philosophique à l’ENS, avant de partir vivre sept ans dans une confrérie soufie. Que vous a apporté la théologie ?
Le soufisme n’est pas une théologie à proprement parler, c’est-à-dire une doctrine du divin, mais une école de sagesse pratique au cœur de l’islam, qui est généralement méconnue. C’est une pratique contemplative quotidienne, dont les soufis disent qu’elle ouvre « l’œil du cœur », c’est-à-dire une conscience plus profonde et subtile de la réalité. C’est donc une pratique qui transforme, une voie d’éveil. Elle m’a apporté et m’apporte toujours beaucoup aujourd’hui, car cette pratique spirituelle est comme une source ou une fontaine de jouvence au bord de laquelle on vient chaque jour se ressourcer, pour repartir ensuite vers le monde, dans l’engagement, avec plus de force, de sérénité, de lucidité, de confiance et d’espérance.
Vous êtes finalement revenu à la philosophie, notamment la philosophie de la religion. Quelles ont été les lectures et événements déterminants dans votre trajectoire intellectuelle ?
J’ai d’abord, très jeune, été profondément marqué par l’œuvre de l’orientaliste français René Guénon, qui est à mes yeux une boussole très sûre dans le monde de la « spiritualité ». Un mot-valise et un univers où l’on trouve de tout, du plus sublime à bien des charlatanismes, croyances farfelues, superstitions, dogmatismes, etc. La philosophie, plus généralement, a exercé mon esprit critique, la faculté à aller voir derrière les beaux discours, les apparences séduisantes, et tout ce que j’appellerais le surnaturel de pacotille. Au-delà des modes, j’ai été surtout très nourri par des classiques anciens, ou hors du temps, comme Platon, et au-delà de la philosophie, Ibn Arabi le soufi, Adi Shankara l’hindou, le tao, etc.
Qu’est-ce qui distingue la philosophie, la religion et la spiritualité ?
Ce sont des voies d’investigation du secret du réel, de son mystère, qui mobilisent chacune plutôt telle ou telle faculté de l’être humain : la philosophie s’appuie sur la raison, la religion sur la foi, la spiritualité sur une sensibilité spéciale, une écoute, une réceptivité à ce qui se manifeste de manière silencieuse et invisible, à chaque instant, au-dedans et au-dehors mais que nos sens ordinaires ne perçoivent pas. Mais selon mon expérience, philosophie, religion et spiritualité ne sont pas antagonistes. Elles peuvent coopérer d’une façon particulière, lorsque, à la fois, la sensibilité du cœur communique le pressentiment du mystère et sollicite la raison pour que celle-ci mette en mots, en discours, ce qui est « remonté » du cœur.